samedi 11 décembre 2021

L’inflation et la hausse du pouvoir de marché des firmes

Par le passé, les récessions tendaient à pousser l’inflation à la baisse, tandis que les reprises tendaient à accélérer l’inflation. Mais dans le sillage de la crise financière mondiale de 2008, l’inflation est restée particulièrement faible et stable malgré d’amples variations de la production et du chômage. Les économistes ont ainsi essayé de comprendre la « déflation manquante » de la Grande Récession et l’« inflation manquante » de la reprise qui l’a suivie. 

Parallèlement, ces dernières années, plusieurs travaux ont mis en évidence une hausse du pouvoir de marché des entreprises, en particulier aux Etats-Unis (De Loecker et alii, 2020 ; Díez et alii, 2019). Or, plus une entreprise dispose d’un pouvoir de marché, moins elle est contrainte de modifier ses prix lorsque ses coûts varient. Autrement dit, les firmes disposant d’un ample pouvoir de marché peuvent utiliser leurs marges comme tampons pour absorber une éventuelle hausse des coûts et ainsi éviter de les transmettre à leur prix. Un accroissement du pouvoir de marché de l’ensemble des entreprises devrait ainsi rendre les prix, et donc l’inflation, moins sensible aux fluctuations de l’activité. 

Omiros Kouvavas, Chiara Osbat, Timo Reinelt et Isabel Vansteenkiste (2021) se sont demandé si la hausse du pouvoir des marchés pouvait effectivement contribuer à expliquer « la cyclicalité manquante de l’inflation » de ces deux dernières décennies. Pour cela, ils ont estimé les marges (markups), c’est-à-dire le rapport prix sur coût marginal, au niveau des entreprises dans tous les pays de la zone euro. Ils ont ensuite distingué les secteurs dans chaque pays selon le niveau de leurs marges. 

Ils constatent que les marges ont effectivement augmenté dans la zone euro, quoique dans une moindre mesure qu’aux Etats-Unis (cf. graphique). Les changements dans la composition sectorielle derrière la hausse des marges de la zone euro ne sont pas les mêmes que ceux observés dans le cas américain. Les marges dans l’industrie américaine n’ont pas vraiment changé ; la hausse des marges observée au niveau agrégé dans la zone euro tiendrait avant tout à certains secteurs du tertiaire.

Marge des entreprises au niveau agrégé en zone euro

En poursuivant leur analyse, Kouvavas et ses coauteurs constatent que l’inflation des prix à la production et à la consommation est moins sensible au cycle d’affaires dans les secteurs à marge élevée. En outre, ils notent que les entreprises des secteurs à marge élevé transmettent moins les chocs de demande, les chocs pétroliers et les chocs de politique monétaire à l’inflation que les secteurs à faible marge. En définitive, ils estiment qu'une hausse de 10 % de la marge des firmes au niveau agrégée a pu réduire jusqu’à 40 % la sensibilité de l’inflation.

Ces résultats ont d'importantes implications pour la politique monétaire (Duval et alii, 2021). D’un côté, avec la hausse du pouvoir de marché des entreprises sur les marchés des produits, il devient plus difficile pour la banque centrale de ramener l’inflation à sa cible si elle en est éloignée. D’un autre côté, la banque centrale peut plus amplement stimuler l’activité économique en cas de récession et de chômage sans craindre que cela ne conduise à un dérapage de l’inflation.

 

Références

DE LOECKER, Jan, Jan EECKHOUT & Gabriel UNGER (2020), « The rise of market power and the macroeconomic implications », The Quarterly Journal of Economics, vol. 135, n° 2. 

DÍEZ, Federico J., Daniel LEIGH & Suchanan TAMBUNLERTCHAI (2018), « Global market power and its macroeconomic implications », FMI, working paper, n° 18/137. 

DUVAL, Romain, Davide FURCERI, Raphael LEE & Marina TAVARES (2021), « Market power and monetary policy transmission », FMI, working paper, n°21/184. 

KOUVAVAS, Omiros, Chiara OSBAT, Timo REINELT & Isabel VANSTEENKISTE (2021), « Markups and inflation cyclicality in the euro area », BCE, working paper, n° 2617.