jeudi 2 décembre 2021

La borne inférieure zéro… sur les anticipations d’inflation

La Grande Dépression des années 1930 et plus récemment la stagnation japonaise ont amené beaucoup d’économistes et de banquiers centraux à s’inquiéter d’une éventuelle déflation : la baisse des prix pénaliserait l’activité économique, par exemple en amenant les agents à retarder leurs achats de biens durables ou en accroissant le fardeau de leur dette. C’est notamment la perspective d’une déflation qui a poussé les banques centrales à fortement assouplir leur politique monétaire et notamment à recours à des mesures non conventionnelles comme le forward guidance lors de la crise financière mondiale et, plus récemment, lors de la pandémie de Covid-19. Les modèles à anticipations rationnelles tendent à justifier une telle réaction des autorités monétaires. 

Pourtant, en étudiant les enquêtes menées aux Etats-Unis, en Europe et au Japon, Yuriy Gorodnichenko et Dmitriy Sergeyev (2021) ont constaté que les ménages ne s’attendent pas à de la déflation, même lorsque l’inflation bascule significativement en territoire négatif. En l’occurrence, les enquêtes suggèrent que les anticipations d’inflation des ménages sont très asymétriques. Dans les pays avec de longues périodes d’inflation faible et stable, les ménages ont souvent prédit une inflation bien au-dessus de la cible (par exemple une inflation de 5 % lorsque la cible est de 2 %), mais ils ne prévoient que très rarement une déflation. C’est comme s’il n’y avait pas de niveau plafond sur les anticipations d’inflation, mais par contre un niveau plancher.

Cette observation va à l’encontre des modèles macroéconomiques standards avec anticipations rationnelles, mais elle permet d’expliquer certains phénomènes que ces derniers laissaient inexpliqués. Par exemple, le fait que peu de ménages aient anticipé une déflation contribue à expliquer pourquoi il n’y a guère eu de déflation lors de la Grande Récession.

Gorodnichenko et Sergeyev ont alors exploré les implications macroéconomiques de leur observation dans un modèle nouveau keynésien. Ils ont considéré différents scénarii où une borne inférieure zéro peut s’appliquer aux taux d’intérêt et/ou aux anticipations d’inflation. Avec une inflation anticipée qui ne peut devenir négative, une borne inférieur zéro sur les taux d’intérêt nominaux limite la capacité de la politique monétaire à stimuler l’économie, mais le risque de spirale déflationniste s’en trouve atténué. Ce résultat peut expliquer pourquoi le Japon n’a pas connu la forte volatilité macroéconomique que prédisaient les modèles à anticipations rationnelles malgré le fait qu’il ait connu pratiquement trois décennies de borne inférieure zéro sur les taux d’intérêt nominaux.

En outre, lorsque les anticipations d’inflation sont bornées à zéro, les mesures non conventionnelles de politique monétaire cherchant à gérer les anticipations perdent en efficacité. En effet, dans un tel cas, l’inflation anticipée ne réagit plus aux annonces de politique monétaire, si bien que le forward guidance, par exemple, devient moins efficace. 

La présence d’une borne inférieure zéro sur les anticipations d’inflation modifie aussi la réaction de l’économie aux chocs. Par exemple, lorsque le taux d’intérêt nominal est borné à zéro, les modèles nouveaux keynésiens standards prédisent que les chocs d’offre accroissent l’écart de production ou que les multiplicateurs de dépenses publiques sont particulièrement élevés. Ces prédictions collent mal avec les observations empiriques. Gorodnichenko et Sergeyev montrent que les modèles nouveaux keynésiens n’aboutissent plus à de telles prédictions lorsqu’ils prennent en compte l’existence d’un plancher à zéro pour les anticipations d’inflation.  


Référence

GORODNICHENKO, Yuriy, & Dmitriy SERGEYEV (2021), « Zero lower bound on inflation expectations », IZA, discussion paper, n° 14853.