dimanche 12 décembre 2021

Ecarts de productivité et réallocation des facteurs

La croissance de la productivité semble avoir ralenti dans l’ensemble des pays développés dans les années 2000 (Bergeaud et alii, 2016). Pour expliquer ce phénomène, certains, comme Robert Gordon (2012), ont mis l’accent sur l’essoufflement de l’innovation et, plus largement, sur le ralentissement de la croissance à la frontière technologique. D’autres ont plutôt pointé du doigt une possible dégradation dans l’allocation des facteurs de production en notant que les écarts de productivité entre les entreprises à la frontière technologique et celles qui sont en retard sur celle-ci semblent s’être creusés. Par exemple, certains, comme Dan Andrews et alii (2015) suggèrent que la révolution numérique a permis aux firmes meneuses de consolider leur position dominante dans la mesure où les effets de réseau associés aux technologies d'information et de communication peuvent agir comme barrières à l’entrée et entraîner ainsi des phénomènes à la winner-takes-the-most.

Afin de déterminer la cause du ralentissement de la productivité, Paul Bouche, Gilbert Cette et Rémy Lecat (2021) ont analysé les données relatives aux entreprises françaises sur la période allant de 1991 à 2016. Ils confirment tout d’abord que la croissance de la productivité en France a connu une, voire deux grosses ruptures à la baisse. Ce ralentissement a touché l’ensemble des secteurs et, dans chaque secteur, aussi bien les entreprises à la frontière technologique que les entreprises en retard sur celle-ci. 

Productivité globale des facteurs des firmes françaises (en indices, 1991 = 100)

En ce qui concerne les explications de ce ralentissement, Bouche et ses coauteurs n’écartent pas une interprétation à la Gordon. D’une part, les ruptures dans la croissance dans la productivité se sont produites avant 2008, si bien qu’elles ne semblent pas résulter de la crise financière mondiale. D’autre part, la croissance de la productivité a ralenti pour les entreprises à la frontière technologique, ce qui suggère un déclin de la contribution du progrès technique à la croissance de la productivité agrégée. 

Toutefois, Bouche et ses coauteurs observent également un essoufflement de la réallocation de la main-d’œuvre au début des années 2000 et un accroissement des écarts de productivité entre firmes meneuses et firmes en retard technologique à partir de celui-ci. Ils ne jugent pas que l’explication basée sur les technologies d’information et de communication soit pleinement satisfaisante. Par contre, le creusement des écarts de productivité et la moindre efficacité dans la réallocation des facteurs pourraient être compatibles avec le relâchement des contraintes financières et la baisse des taux d’intérêt réels. Comme le suggéraient Philippe Aghion et alii (2019), l’élargissement d’un accès au crédit a deux effets contraires sur la croissance de la productivité. Certes, d’une côté, les entreprises disposent potentiellement de davantage de fonds pour innover. Mais, d’un autre côté, les entreprises les moins efficaces tardent à être évincées du marché, ce qui freine le processus de destruction créatrice en retardant la disparition des entreprises les moins efficaces et en ralentissant la réallocation des ressources de celles-ci vers les firmes les plus efficaces (Borio et alii, 2016). Plusieurs travaux ont suggéré qu’un tel mécanisme pervers a pu ralentir la croissance de la productivité dans les pays du sud de l’Europe avant qu’éclate la crise financière mondiale (Reis, 2013 ; Gopinath et alii, 2017). 

Bouche et alii observent aussi que la réallocation a été bien moindre dans les secteurs intensifs en technologies d’information et de communication que dans les autres secteurs de l’économie française. L’accroissement de la part des secteurs intensifs en technologies d’information et de communication, d’une part, et l’essoufflement de la réallocation dans ces secteurs, d’autre part, pourraient avoir à la fois creusé les écarts de productivité entre les entreprises et freiné la croissance de la productivité globale.

La réallocation a également été relativement plus faible pour les secteurs avec une forte part d’importations, un phénomène qui pourrait être lié avec la fragmentation et l’internationalisation des chaînes de valeur.


Références

AGHION, Philippe, Antonin BERGEAUD, Gilbert CETTE, Rémy LECAT & Hélène MAGHIN (2019), « The inverted‐U relationship between credit access and productivity growth », Economica, vol. 86, n° 341. 

ANDREWS, Dan, Chiara CRISCUOLO & Peter N. GAL (2015), « Frontier firms, technology diffusion and public policy: Micro evidence from OECD countries », OCDE, productivity working paper, n° 2. 

BERGEAUD, Antonin, Gilbert CETTE & Rémy LECAT (2016), « Productivity trends in advanced countries between 1890 and 2012 », Review of Income and Wealth, vol. 62, n° 3. 

BORIO, Claudio, Enisse KHARROUBI, Christian UPPER & Fabrizio ZAMPOLLI (2016), « Labour reallocation and productivity dynamics: Financial causes, real consequences », BRI, working paper, n° 534. 

BOUCHE, Paul, Gilbert CETTE & Rémy LECAT (2021), « News from the frontier: Increased productivity dispersion across firms and factor reallocation », Banque de France, working paper, n° 846. 

GOPINATH, Gita, Şebnem KALEMLI-ÖZCAN, Loukas KARABARBOUNIS & Carolina VILLEGAS-SANCHEZ (2017), « Capital allocation and productivity in South Europe », The Quarterly Journal of Economics, vol. 132, n° 4. 

GORDON, Robert (2012), « Is U.S. economic growth over? Faltering innovation confronts the six headwinds », NBER, working paper, n° 18315. 

REIS, Ricardo (2013), « The Portugese slump and crash and the euro crisis », Brookings Papers on Economic Activity, vol. 44-1.