mardi 1 juin 2021

Qui sont ces prévisionnistes qui croient au taux de chômage naturel ?

Dans le sillage de la crise financière mondiale, les banques centrales ont tellement réduit leurs taux directeurs que ces derniers ont rapidement buté sur leur borne inférieure. Elles ont alors cherché à rendre leur politique monétaire davantage expansionniste en recourant à des moyens « non conventionnels », bien évidemment les achats d’actifs à grande échelle, mais aussi adoptant une forme de stratégie de forward guidance : elles ont mieux précisé leurs prévisions quant à leurs propres mesures de politique monétaire, par exemple la trajectoire future de leurs taux directeurs, afin de mieux piloter les anticipations des agents économiques. Il faut dire que ces derniers sont loin de partager les mêmes croyances quant aux perspectives économiques futures, et ce même parmi les prévisionnistes et les banquiers centraux. 

Carola Conces Binder (2021) vient d’utiliser les données tirées de la Survey of Professional Forecasters (SPF) de la Banque de Réserve fédérale de Philadelphie pour étudier les croyances des prévisionnistes et leurs désaccords à propos de l’économie à long terme. Elle constate qu’environ la moitié des prévisionnistes professionnels aux Etats-Unis utilisent le taux de chômage naturel (u*) pour faire leurs prévisions. 

En poursuivant son analyse, elle constate aussi que le fait qu’un prévisionniste utilise ou non u* joue sur sa façon de concevoir ses anticipations. En effet, relativement aux prévisionnistes qui n’utilisent pas u*, ceux qui l’utilisent croient davantage en l’hypothèse accélérationniste : en l’occurrence, ils ont davantage tendance à utiliser une courbe de Phillips et à penser que l’inflation chutera lorsqu’ils anticipent que le chômage sera supérieur à leur estimation de u*, tandis que ceux qui n’utilisent pas le taux de chômage naturel formulent des anticipations d’inflation qui sont moins sensibles à l’output gap ou à l’écart de chômage. En outre, toujours relativement aux prévisionnistes qui n’utilisent pas u*, ceux qui l’utilisent anticipent des niveaux d’inflation à long terme plus proches de la cible de la Fed et davantage ancrées, dans le sens où elles sont moins sensibles aux variations des anticipations d’inflation à court terme ; et ils ont davantage tendance à trouver crédible la stratégie de forward guidance

Finalement, les prévisionnistes qui déclarent utiliser u* pour faire leurs prévisions et ceux qui déclarent ne pas l’utiliser semblent correspondre respectivement aux « adeptes de la crédibilité » (credibility believers) et aux « utilisateurs d’anticipations adaptatives » (adaptive expectations users) qu’ont évoqués plusieurs analyses : les premiers ont confiance envers la banque centrale, s’attendent à ce que l’inflation future soit proche de la cible de la banque centrale et utilisent une courbe de Phillips, tandis que les seconds n’utilisent que l’inflation passée pour prévoir l’inflation future. Comme l’ont notamment montré Gavin Goy et alii (2018) dans un modèle nouveau keynésien avec trappe à liquidité, la présence de tels agents peut avoir d’importances implications pour la politique économique : moins il y a de credibility believers, moins le forward guidance se révèle efficace. Le fait, comme le note Binder, que la part des prévisionnistes qui déclarent utiliser u* pourrait donc avoir tendance à diminuer pourrait davantage compliquer les efforts de la banque centrale.


Références

BINDER, Carola Conces (2021), « Central bank communication and disagreement about the natural rate hypothesis », The International Journal of Central Banking

GOY, Gavin, Cars HOMMES & Kostas MAVROMATIS (2020), « Forward guidance and the role of central bank credibility under heterogeneous beliefs », Journal of Economic Behavior & Organization.