La croissance économique est un phénomène récent au regard de l’ensemble de l’histoire humaine. On considère traditionnellement qu’elle n’a vraiment débuté qu’autour de 1800. Jusqu’alors la croissance était essentiellement tirée par la croissance démographique ; dans ce régime « malthusien », toute hausse du niveau de vie était rapidement annulée par une hausse de la population, si bien que les niveaux de vie stagnaient quasiment à long terme. C’est la Révolution industrielle qui aurait permis le décollage de la croissance, mais dans une zone géographiquement limitée où elle fut le théâtre. S’ensuivit une véritable « Grande Divergence » entre les niveaux de vie entre l’Europe occidentale et le reste du monde.
Plusieurs travaux publiés ces toutes dernières décennies ont toutefois remis en cause cette vision des choses. Nicholas Crafts (1983, 1985) et Knick Harley (1982) ont révisé à la baisse les estimations de la croissance britannique durant la Révolution industrielle, ce qui les amenés à réévaluer à la hausse non seulement le niveau de productivité britannique au milieu du dix-neuvième siècle, mais aussi en conséquence le rythme de la croissance antérieure. En s’appuyant notamment sur les taux d’urbanisation, Daron Acemoglu et alii (2005) ont de leur côté affirmé qu’une première divergence s’était opérée autour de 1500 avec la découverte de l’Amérique, le développement des routes maritimes via l’Atlantique et le colonialisme, qui auraient permis à l’Europe occidentale à creuser son écart en termes de niveau de vie vis-à-vis du reste du monde. Plus récemment encore, Stephen Broadberry et alii (2015) ont développé la thèse selon laquelle la croissance britannique se serait amorcée encore plus tôt, en l’occurrence vers 1270 : à partir de cette date, la croissance de PIB par tête aurait certes été lente, mais assez régulière pour que le niveau de vie augmente à long terme.
Paul Bouscasse, Emi Nakamura et Jón Steinsson (2021) ont récemment cherché à contribuer à ce débat en cherchant à déterminer non pas quand la croissance proprement dite à débuté, mais quand celle de la productivité s’est amorcée. Pour cela, ils ont proposé de nouvelles estimations de la productivité en Angleterre sur la période allant de 1250 à 1870. Au début de la période étudiée, il apparaît que la croissance de la productivité s'avère nulle, mais que celle-ci s’accélère autour de 1600 (cf. graphique). L’analyse suggère en l’occurrence que la croissance ultérieure de la productivité a connu deux phases : il y eu tout d’abord une phase de croissance modeste, au rythme de 4 % par décennie, entre 1600 et 1810, puis la croissance s’est fortement accélérée avec la Révolution industrielle pour atteindre le rythme de 18 % par décennie. Autrement dit, il y a eu une période de transition de près de deux siècles entre le régime de stagnation et le régime de croissance moderne.
Graphique : Estimations de la productivité en Angleterre (série normalisée à zéro en 1250) |
source : Bouscasse et alii (2021)
Le début du dix-septième siècle apparaît ainsi comme un véritable point tournant, ce qui permet à Bouscasse et à ses coauteurs de mieux cerner les raisons pour lesquelles la croissance s’est amorcée. La croissance de la productivité ayant commencé presqu’un siècle avant la Glorieuse Révolution (1688-1689) et même avant la Guerre Civile anglaise (1642-1651), cela suggère aux auteurs que le changement économique a particulièrement contribué aux changements institutionnels que connut l’Angleterre au dix-septième siècle.
Références
BROADBERRY, Stephen, Bruce M. S. CAMPBELL, Alexander KLEIN, Mark OVERTON & Bas VAN LEEUWEN (2015), British Economic Growth, 1270-1870, Cambridge University Press.
CRAFTS, Nicholas F. (1985), British Economic Growth During the Industrial Revolution, Clarendon Press.