jeudi 24 juin 2021

Sept décennies de reproduction sociale en Hongrie

Paweł Bukowski, Gregory Clark, Attila Gáspár et Rita Peto (2021) ont cherché à voir dans quelle mesure un profond changement de régime politique et économique est susceptible d'influencer la mobilité sociale. En l’occurrence, ils ont cherché à mesurer l’ampleur et l’évolution de la mobilité sociale en Hongrie pour les familles de milieux populaires et de milieux aisés sur la période allant de 1949 à 1989. La population hongroise a été assez homogène tout au long de cette période, mais cette dernière a connu successivement deux régimes politiques et économiques très différents l'un de l'autre. La sous-période allant de 1949 à 1989 correspond à celle de la république populaire de Hongrie, instaurée par l’Union soviétique au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Il s’agissait d’un régime communiste qui avait pour objectif affiché de favoriser les travailleurs. La période allant de 1989 à 2020 correspond par contre à celle d’une démocratie libérale moderne, tournée vers l’économie de marché. 

Bukowski et ses coauteurs notent qu’au cours de chacune des deux sous-périodes la minorité rom a connu des taux de mobilité sociale encore bien moindres que le reste de la population. Si c’est également le cas dans les autres pays d’Europe de l’est, cela éclaire la vague d’émigration que les Roms ont pu connaître ces dernières décennies : lorsque les possibilités d’ascension sociale dans un pays sont limitées, l’émigration offre une possible voie d’ascension sociale.

Ensuite, Bukowski et ses coauteurs constatent que les taux de mobilité sociale ont été faibles pour les classes populaires et les classes supérieures tout au long de la période. Plus spécifiquement, les descendants de la noblesse hongroise du dix-huitième siècle ont maintenu une position sociale privilégiée en 1949 et par la suite. Globalement, pour la population non rom, la corrélation intergénérationnelle de statut s’élevait entre 0,6 et 0,8. Par exemple, cela signifie qu’au début des années 2010 une personne descendant des classes supérieures du dix-huitième siècle avait 2,5 fois plus de chances d’obtenir un diplôme en médecine qu’une personne moyenne de la population non rom.

Plus surprenant, il apparaît que les taux de mobilité sociale n’ont guère différé lors de la période moderne par rapport à ceux qui étaient observés sous le régime communiste. Un tel résultat va dans le sens des analyses affirmant que les inégalités d’accès au diplôme ont reproduit les inégalités sociales de l’ère pré-communiste [Böröcz et Southworth, 1996]. Ce constat tend également à confirmer l’idée que les régimes communistes ont été de plus en plus dominés par l’intelligentsia malgré leurs prétentions à défendre avant tout les travailleurs [Konrád et Szelényi, 1979]. Bukowski et ses coauteurs notent également que les taux de mobilité sociale n’ont certes pas significativement lors de la transition entre les deux régimes, mais la composition de l’élite politique a pourtant fortement et rapidement changé.

Les quatre chercheurs ne concluent pas pour autant que le communisme n’a eu aucun effet sur la stratification sociale en Hongrie. Par contre, leurs constats rejoignent ceux obtenus par Alberto Alesina et alii (2020) dans le cas chinois en montrant que même un profond bouleversement institutionnel et économique peut ne guère modifier la stratification sociale et la mobilité sociale au sein d’un pays. En outre, de tels constats amènent à interpréter avec prudence la  Courbe de Gatsby le Magnifique (Great Gatsby Curve) : celle-ci montre une corrélation négative entre inégalités de revenu et mobilité sociale [Krueger, 2012 ; Corak, 2013]. Or, une chute des inégalités de revenu, comme celle observée lors du régime communiste, ne conduit pas nécessairement à favoriser la mobilité sociale. En effet, les élites sont capables de maintenir leur position sociale même lorsqu’elles perdent de leur capital économique. 

 

Références 

ALESINA, Alberto F., Marlon SEROR, David Y. YANG, Yang YOU & Weihong ZENG (2020), « Persistence despite revolutions », NBER, working paper, n° 27053. 

CORAK, Miles (2013), « Income inequality, equality of opportunity, and intergenerational mobility », in Journal of Economic Perspectives, vol. 27, n° 3. 

BUKOWSKI, Paweł, Gregory CLARK, Attila GÁSPÁR & Rita PETO (2021), « Social mobility and political regimes: Intergenerational mobility in Hungary, 1949-2017 », LSE International inequalities institute, working paper, n° 67. 

BÖRÖCZ, József, & Caleb SOUTHWORTH (1996), « Decomposing the intellectuals’ class power: Conversion of cultural capital to income, Hungary, 1986 », Social forces, vol. 74, n° 3. 

KONRAD, György, & Ivan SZELENYI (1979), La Marche au pouvoir des intellectuels. Le cas des pays de l’Est, éditions du Seuil.

KRUEGER, Alan (2012), « The rise and consequences of inequality in the United States ».