vendredi 25 juin 2021

Quelle a été la contribution de l’esclavage à la croissance américaine ?

Les pays européens ont eu recours à l’esclavage à l’instar des Etats-Unis, mais, à la différence de ces derniers, ils n’y ont guère recouru sur leur territoire métropolitain, n’y recourant essentiellement que dans leurs colonies outre-mer. L’esclavage a par contre été une « institution » de premier ordre sur le sol américain en y fournissant une importante main-d'œuvre bon marché et, malgré qu'il ait été aboli depuis un siècle et demi, son héritage continue de peser sur la société américaine, notamment en façonnant très étroitement les inégalités ethniques. 

Reste à savoir quelle a été son importance sur le plan économique et, sur ce point, le débat n’est pas tranché. Pour certains, l’esclavage a eu un rôle déterminant dans le développement économique des Etats-Unis au dix-neuvième siècle [Johnson, 2013 ; Beckert, 2014 ; Beckert et Rockman, 2016 ; Baptist, 2016 ; Rosenthal, 2019 ; Stelzner, 2020]. Pour d’autres, l’esclavage a joué un rôle insignifiant dans la croissance américaine [Hilt, 2017 ; Olmstead et Rhode, 2018 ; Burnard et Riello, 2020]. Peut-être que cette question est déterminante pour savoir quelle dette toute la nation américaine a vis-à-vis des descendants des esclaves.

Dans une nouvelle étude, Mark Stelzner et Sven Beckert (2021) ont estimé quantitativement la contribution des esclaves à la production étasunienne en 1839 et en 1859, puis à la croissance de la production de marchandises par tête entre ces deux dates. Pour cela, ils ont utilisé les données relatives aux prix des esclaves, tirées notamment des travaux pionniers de Robert Fogel et Stanley Engerman (1974), pour déterminer quel a été le revenu généré par un esclave d’un âge et d’un genre donnés au cours d’une année donnée. En reliant ces données aux informations relatives à la démographie des populations mises en esclavage, ils ont pu estimer la contribution de celles-ci à la production de marchandises et à sa croissance dans les décennies qui précédèrent la guerre d’indépendance.

Stelzner et Beckert constatent que l’esclavage a été un moteur de croissance économique non seulement pour le Sud, mais finalement pour l’ensemble du pays. En effet, les esclaves ne représentaient qu'à peine 12 % de la population nationale en 1859, mais ils ont contribué entre 18,7 % et 24,3 % de la hausse de la production nationale de marchandises par tête entre 1839 et 1859. La production créée par les esclaves en 1859 a pu être de la même ampleur que l’ensemble des salaires reçus par les travailleurs libres dans l’industrie manufacturière aux Etats-Unis. La croissance de la production par esclave dans les deux décennies qui précédèrent la guerre d’indépendance représentait une contribution à la croissance de la production de marchandises par tête assez équivalente à celle de la hausse de la production par travailleur libre en Nouvelle Angleterre, le foyer de la Révolution industrielle aux Etats-Unis. 

En outre, Stelzner et Beckert notent que l’esclavage a significativement contribué à accroître les inégalités au sein même des populations blanches et libres du Sud, entre les esclavagistes et les autres. Ces divers constats contribuent à expliquer pourquoi le Sud finit par lancer une guerre civile. Le creusement des inégalités entre les habitants libres du Sud se révélait politiquement insoutenable : les esclavagistes ont pu prendre conscience qu’il risquait de remettre en cause leur situation, si bien que l’expansion territoriale finit par apparaître comme nécessaire. 


Références

BAPTIST, Edward E. (2016), The Half Has Never Been Told: Slavery and the Making of American Capitalism, Basic Books.

BECKERT, Sven (2014), Empire of Cotton: A Global History, Knopf.

BECKERT, Sven, & Seth ROCKMAN (dir.), (2016), Slavery's Capitalism: A New History of American Economic Development, University of Pennsylvania Press.

BURNARD, Trevor, & Giorgio RIELLO (2020), « Slavery and the new history of capitalism », Journal of Global History, vol. 15, n° 2. 

FOGEL, Robert W., & Stanley L. ENGERMAN (1974), Time On The Cross: The Economics Of American Negro Slavery.

HILT, Eric (2017), « Economic history, historical analysis, and the “New History of Capitalism” », The Journal of Economic History, vol. 77, n° 2.

JOHNSON, Walter (2013), River of Dark Dreams, Harvard University Press.

OLMSTEAD, Alan L., & Paul W. RHODE (2018), « Cotton, slavery, and the new history of capitalism », Explorations in Economic History, vol. 67. 

ROSENTHAL, Caitlin (2019), Accounting for Slavery: Masters and Management, Harvard University Press.

STELZNER, Mark, (2020), « Slavery and capitalism », Labor History, vol. 61, n° 3-4. 

STELZNER, Mark, & Sven BECKERT (2021), « The contribution of enslaved workers to output and growth in the antebellum United States », Washington Center for Equitable Growth, working paper