Le coût du travail représente une part importante des coûts de production des entreprises, si bien que l’on s’attend à ce que celles-ci relèvent d’autant plus leurs prix de vente pour maintenir leurs profits que les salaires augmentent. Le lien entre coût du travail et prix a précisément joué un rôle clé dans la spirale inflationniste qui toucha les pays développés dans les années 1970 : les salaires augmentaient alors à un rythme soutenu et les entreprises répercutaient alors rapidement la hausse des salaires sur leurs prix, mais la forte inflation qui en résultait alimentait en retour la hausse des salaires.
Inflation sous-jacente et variation du coût unitaire du travail aux Etats-Unis (en %) Mais au cours de la longue expansion qui suivit la Grande Récession et à laquelle l’épidémie de Covid-19 a brutalement mis fin, le marché du travail américain a fini par se retrouver sous tensions sans pour autant que l’inflation ne s’accélère significativement. Aujourd’hui, dans le sillage de la pandémie, les craintes d’un dérapage de l’inflation aux Etats-Unis sont particulièrement fortes, dans la mesure où l’administration Biden fait adopter d’ambitieux programmes budgétaires et cherche à revaloriser les salaires, alors même que les entreprises subissent notamment des pénuries de main-d’œuvre et des difficultés d’approvisionnement.
Pourtant, si le scénario d’une forte accélération de l’inflation aux Etats-Unis ne peut être écarté, il est difficile d’évoquer une éventuelle hausse des salaires pour lui donner du crédit. En effet, certains, comme Luojia Hu et Maude Toussaint-Comeau (2010) et Edward Knotek et Saeed Zaman (2014), ont noté que les salaires ont une capacité limitée à prédire l’inflation future. En fait, des études comme celle d’Ekaterina Peneva et Jeremy Rudd (2017) ou celle de Sebastian Heise et alii (2020) suggèrent que la transmission des variations des salaires aux prix s’est affaiblie des dernières décennies aux Etats-Unis, si bien que les variations du coût du travail n’ont plus eu d’effet significatif sur l’inflation.
En s’appuyant sur un modèle VAR et en utilisant les données relatives à la période allant de 1960 à 2018, Elena Bobeica, Matteo Ciccarelli et Isabel Vansteenkiste (2021) viennent de confirmer que le lien entre coût du travail et inflation s’est affaibli aux Etats-Unis au cours des trois dernières décennies. Ils ont alors soumis à l’examen empirique diverses explications que la littérature a mises en avant.
Leur analyse montre que la nature des chocs touchant l’économie américaine importe pour expliquer la transmission des variations des coûts du travail aux variations des prix. En l’occurrence, il apparaît que les prix ont davantage tendance à réagir aux variations du coût du travail lorsque l’économie subit des chocs de demande plutôt que des chocs d’offre, or il semble que les chocs aient davantage eu tendance à toucher l’offre plutôt que la demande, surtout dans les années 1990.
Ensuite, Bobeica et ses coauteurs constatent que la hausse de l’ouverture au commerce extérieur est associée à une réduction de la transmission des variations du coût du travail aux prix. Dans le secteur manufacturier, la transmission s’est le plus amplement réduite dans les secteurs où l’ouverture commerciale s’est le plus accrue. En outre, en termes de niveau, la transmission est d’autant plus faible dans un secteur que celui-ci est ouvert au commerce extérieur.
Bobeica et ses coauteurs mettent également en évidence une corrélation négative entre, d’une part, la transmission du coût du travail aux prix et, d’autre part, la marge des entreprises. En outre, en observant notamment le niveau de concentration dans chaque secteur, ils constatent que la transmission a décliné dans les secteurs où la concentration a augmenté. Cela suggère que l’érosion de la concurrence observée sur les marchés des produits aux Etats-Unis ces dernières décennies a bien contribué à affaiblir la transmission des variations du coût du travail sur les prix : en disposant d’un plus grand pouvoir de marché, les firmes sont moins contraintes de répercuter leurs hausses de coûts du travail sur leurs prix de vente.
Mais davantage que sur la nature des chocs touchant l’économie américaine, l’accroissement de l’intégration commerciale ou la hausse du pouvoir de marché des entreprises, c’est sur le meilleur ancrage des anticipations d’inflation que Bobeica et ses coauteurs mettent particulièrement l’accent.
Les facteurs expliquant la faible transmission des variations des salaires sur les prix sont en grande partie structurels. Ils restent effectifs malgré la pandémie : cette dernière n’a pas entraîné pour l’heure de remise en cause de l’intégration commerciale et elle a vraisemblablement conduit à accroître la concentration sur les marchés des produits. Par conséquent, tant que les anticipations d’inflation restent bien ancrées à un faible niveau, la Réserve fédérale n’a guère de raisons de craindre qu’une éventuelle accélération de la croissance des salaires se traduise par un dérapage de l’inflation.
Références