La productivité joue un rôle clé dans l’amélioration des niveaux de vie. Les gains de productivité permettent aux entreprises de réduire leurs prix, d’accroître les salaires, d’augmenter les profits, voire de diminuer la durée du travail. Ainsi, la croissance de la productivité contribue à accroître de façon soutenable le pouvoir d’achat. Or, aux Etats-Unis, comme dans bien d’autres pays développés, la croissance de la productivité du travail (mesurée par exemple en rapportant la production sur le nombre d’heures travaillées) est faible depuis plusieurs décennies.
Dans une nouvelle étude actualisant les travaux de certains de leurs coauteurs (Fernald et Li, 2021 ; Fernald et al., 2021), John Fernald, Huiyu Li, Brigid Meisenbacher et Aren Yalcin (2024) ont étudié le comportement de la productivité du travail aux Etats-Unis durant et depuis la pandémie de Covid-19, notamment pour déterminer si cette dernière a affecté la tendance que la croissance de la productivité suivait.
La croissance de la productivité américaine a ralenti au milieu des années 2000 : il y a clairement un changement de rythme dans la dynamique de la productivité autour de 2004. Le développement et la diffusion d’innovations en matière de technologies d’information et de communication avaient a priori stimulé la croissance de la productivité dans les années 1990, mais cette stimulation s’est finalement révélée temporaire.
En 2020, la productivité du travail a initialement et fortement augmenté durant la pandémie, malgré la contraction de l’économie. Certains avaient alors soulevé l’hypothèse que cette accélération de la croissance de la productivité pouvait être durable et suggéraient qu’elle pouvait notamment s’expliquer par l’adoption forcée de nouvelles technologies et du télétravail lors de la crise sanitaire. Mais ensuite, à mesure que la reprise s’est poursuivie, le niveau de productivité a baissé pour revenir à sa trajectoire prépandémique. Au milieu de l’année 2024, la productivité était supérieure, mais proche, de sa trajectoire tendancielle antérieure. Ce retour à la tendance est cohérent avec les analyses montrant que les secteurs avec relativement plus de professions exposées au télétravail n’avaient guère connu de gains de productivité supérieurs aux autres secteurs (Fernald et al., 2023).
La hausse et la baisse subséquente de la productivité autour de la récession est quant à elle cohérente avec la relation contracyclique observée avant la pandémie : lors des récessions, la productivité augmente, pour ensuite ralentir lors de la reprise subséquente. Par exemple, la productivité avait connu un schéma similaire de hausse suivie d’une baisse lors de la Grande Récession de 2007 à 2009.
En s’appuyant sur le taux de chômage comme indicateur des changements dans les conditions conjoncturelles, Fernald et ses coauteurs ont estimé la relation statistique entre productivité et conjoncture pour la période allant de 1995 à 2019. Ils obtiennent une forte relation cyclique : lorsque le chômage augmente continuellement au cours d’une année, la productivité tend également à augmenter. Sur le graphique 1, la courbe verte montre ce que cette relation prédit pour la productivité du travail en fonction de la tendance suivie par taux de chômage et les variations de ce dernier jusqu'en 2019 ; cette même courbe épouse assez bien les variations observées de la productivité autour de la pandémie. Autrement dit, la crise sanitaire a beau avoir été un événement exceptionnel tant dans son ampleur que dans ses causes, elle n’a pas remis en cause cette relation statistique.
Fernald et ses coauteurs se sont alors demandé pourquoi la productivité est contracyclique. Pour cela, ils ont décomposé les contributions de la croissance de la productivité (cf. graphique 2).
Tout d’abord, durant la Grande Récession et la pandémie, les travailleurs les moins diplômés et ceux ayant le moins d’expérience professionnelle ont relativement eu plus de chances de perdre leur emploi que les autres travailleurs. Cela a augmenté le niveau de diplôme et d’expérience professionnelle des travailleurs toujours en emploi. Cet effet de composition a été assez large pour fortement stimuler la productivité à court terme ; il ne le fait, ni de façon désirable, ni de façon soutenable. Avec la reprise, les travailleurs peu qualifiés sont revenus à l’emploi, ce qui a eu pour effet d’essouffler mécaniquement la productivité moyenne des travailleurs en emploi.
Ensuite, aussi bien lors de la Grande Récession que lors de la pandémie, les travailleurs en emploi se sont retrouvés avec davantage d’outils ou de meilleurs outils à leur disposition (ce qui se traduit par un plus fort approfondissement du capital), tout simplement dans la mesure où il y a moins de travailleurs en emploi. Il ne s’agit pas d’une stimulation soutenable de la productivité : celle-ci est soutenable si elle repose, par exemple, sur l’investissement des entreprises, c’est-à-dire l’achat de nouveaux équipements.
Enfin, la productivité globale des facteurs est elle aussi influencée par le cycle d’affaires. Lorsque, suite à une récession, la reprise s’amorce, les entreprises sont initialement incertaines quant à la réalité et à la durée de la reprise. Elles cherchent alors à faire travailler plus longtemps leurs salariés, pour éviter d’avoir à en embaucher. (En voyant la dégradation de la situation sur le marché du travail, les salariés sont probablement enclins à accepter de travailler davantage.) Ce n’est que lorsque la reprise se confirme que les entreprises desserrent l’embauche. De nouveau, il n’apparaît pas que ce canal soit une façon soutenable de stimuler la productivité : l’allongement de la durée du travail se traduit par exemple par une intensification du risque de burn-out. Cela contribue d'ailleurs certainement à expliquer la forte hausse du nombre de démissions que l’on a pu observer lors de la reprise post-pandémique.
En définitive, Fernald et ses coauteurs concluent que la hausse de la productivité observée lors de la pandémie était largement due à des facteurs conjoncturels et qu’elle était par nature insoutenable.
Références