dimanche 29 décembre 2024

Les droits de douane expliquent-ils l'essor de l'industrie américaine ?

L’industrie manufacturière américaine a atteint sa maturité au tournant du vingtième siècle : alors que les Etats-Unis étaient un exportateur net de produits de base et un importateur net de produits de biens manufacturés en 1870, leurs entreprises industrielles domestiques sont devenues de plus compétitives relativement à leurs rivales étrangères au cours des décennies suivantes, tandis que les produits de base voyaient leur part dans les exportations américaines diminuer. Or, au cours de cette période, les droits de douanes américains étaient élevés relativement aux autres pays de niveau de développement similaire : ils atteignaient en moyenne 35 %. 

Pour certains, les droits de douane ont précisément contribué à l’essor de l’industrie américaine en protégeant les entreprises américaines de la concurrence des entreprises étrangères, en particulier des firmes britanniques. C’est notamment l’avis partagé par des historiens comme Charles Beard et Mary Beard (1933), Louis Hacker (1940) et Robert Allen (2014). Si le spécialiste du commerce et protectionnisme américains F. W. Taussig (1931) estimait que les droits de douane avaient eu un impact négligeable sur l’industrie américaine dans son ensemble, il pensait toutefois que ceux-ci avaient tout de même permis à certaines activités comme les textiles en soie, le verre plat et les textiles en laine peignée de se développer.

D’autres, comme Douglas Irwin (2000b), dénient l’idée que les droits de douane aient joué un rôle crucial dans l’essor de l’industrie américaine. Selon eux, l’industrie américaine bénéficiait d’un large marché domestique et d’un isolement géographique qui les protégeait naturellement des concurrents étrangers. La présence de larges gisements de ressources naturelles, notamment de fer, d’acier, de charbon et de pétrole, aurait tout joué un rôle particulièrement important en permettant aux entreprises américaines de se fournir en intrants à bas coûts (Allen, 1979 ; Wright, 1990 ; Irwin, 2000a). En outre, les mesures protectionnistes répondaient souvent au lobbying de secteurs en particulier, soucieux de protéger leurs seuls intérêts, mais conduisant à un gaspillage des ressources.

La question de savoir dans quelle mesure les droits de douane ont contribué par le passé au succès de l’industrie américaine est particulièrement intéressante à se poser aujourd’hui, dans un contexte où la nouvelle administration Trump envisage d’adopter de fortes hausses des tarifs douaniers pour, entre autres, stimuler l’activité industrielle américaine.

Alexander Klein et Christopher Meissner (2024) ont cherché à y répondre en étudiant la relation entre les droits de douane et la productivité du travail dans l’industrie américaine entre 1870 et 1909. Pour cela, ils ont élaboré une base de données des droits de douane au niveau sectoriel courant trois décennies, à savoir de 1870 à 1900, puis ils l’ont relié aux données du recensement de l’activité manufacturière au niveau de chaque Etat pour plus de 80 activités manufacturières. Pour déterminer l’impact causal des droits de douane, ils tirent notamment profit du fait que ceux-ci pouvaient différer d’un secteur à l’autre. 

Klein et Meissner constatent que les droits de douane ont entraîné une baisse de la productivité du travail, une baisse de la taille moyenne des établissements, mais aussi à une hausse des prix à la production, de la valeur ajoutée, de la production brute, de l’emploi et du nombre d’établissements. Les effets sont toutefois hétérogènes d’un secteur à l’autre. Mais globalement, les droits de douane semblent avoir réduit la productivité du travail dans l’industrie en atténuant la concurrence à l’importation et en favorisant l’entrée sur le marché d’entreprises domestiques de petite taille et peu productives. Klein et Meissner observent également un important lobbying de la part des secteurs les plus puissants. 

Ils concluent que les droits de douane élevés de la fin du dix-neuvième siècle n’ont pas contribué à l’essor de l’industrie américaine. Ils estiment au contraire qu’ils ont certainement freiné ce dernier.  


Références

Allen, Robert C. (1979), « International competition in iron and steel, 1850–1913 », The Journal of Economic History, vol. 39, n° 4. 

Allen, Robert C. (2014), « American exceptionalism as a problem in global history », The Journal of Economic History, vol. 74, n° 2. 

Beard, Charles A., & Mary R. Beard (1933), The Rise of American Civilization, Macmillan.

Hacker, Louis M. (1940), The Triumph of American Capitalism, Simon and Schuster.

Irwin, Douglas A. (2000a), « Could the United States iron industry have survived free trade after the Civil War? », Explorations in Economic History, vol. 37, n° 3. 

Irwin, Douglas A. (2000b), « Did late-nineteenth-century US tariffs promote infant industries? Evidence from the tinplate industry », The Journal of Economic History, vol. 60, n° 2. 

Alexander Klein & Christopher M. Meissner (2024), « Did tariffs make American manufacturing great? New evidence from the Gilded Age », NBER, working paper, n° 33100.

Taussig, F. W. (1931), The Tariff History of the United States, GP Putnam’s and Sons.

Wright, Gavin (1990) « The origins of American industrial success, 1879-1940 », The American Economic Review, vol. 80, n° 4.