dimanche 1 décembre 2024

Loi d’Okun, ratio V/U et multiplicateur budgétaire

Selon la théorie standard, les autorités budgétaires et monétaires doivent utiliser leurs politiques conjoncturelles pour maintenir sur la production à son potentiel, c’est-à-dire au niveau de production obtenu lorsque l’économie utilise pleinement et efficacement ses ressources. En l’occurrence, le gouvernement doit s’appuyer sur la politique budgétaire : lorsque l’économie est en récession, c’est-à-dire lorsque la production est inférieure à son niveau potentiel, alors le gouvernement doit opter pour la relance budgétaire ; si, inversement, l’économie tend à produire davantage que son potentiel, elle risque de connaître des pressions inflationnistes, si bien que le gouvernement peut réduire celles-ci en recourant à l’austérité budgétaire [1]. 

L’estimation du niveau de production potentielle s’avère donc cruciale pour le pilotage de l’économie. Par exemple, une sous-estimation de la production potentielle peut conduire les autorités à ne pas assez stimuler l’économie [2] et une surestimation les amener à ne pas resserrer assez les politiques conjoncturelles pour contenir les pressions inflationnistes. L’estimation de la production potentielle est également cruciale pour évaluer les effets de la politique budgétaire.

Le niveau de production potentielle n’étant pas directement observable, il faut donc l’estimer. Or cette estimation fait l’objet de nombreux débats. De récents travaux, notamment l’analyse de Ben Bernanke et Olivier Blanchard (2023), ont suggéré que le ratio postes vacants sur chômeurs (vacancy-to-unemployment ratio, soit V/U) s’avérait être un indicateur plus robuste que ceux habituellement utilisés pour mesurer le degré de tensions sur le marché du travail. Ce ratio prend en effet en compte des informations à la fois du côté de l’offre de travail (avec le nombre de chômeurs) et la demande de travail (avec le nombre de postes vacants). 

En outre, la production potentielle est souvent estimée à travers une fonction de production, or les fonctions de production sont complexes et leurs estimations tendent à être sensibles à la position de l’économie dans le cycle. Par exemple, les estimations tendent à être procycliques : lorsque l’économie est en récession, les estimations tendent à sous-estimer la production potentielle, ce qui conduit à préconiser une relance budgétaire insuffisante (Coibion et al. , 2018). Certains travaux ont suggéré d’utiliser la relation empirique entre production et chômage, telle qu’elle est décrite par la loi d’Okun, pour estimer la production potentielle.

Dans une nouvelle analyse de l’OFCE, Jérôme Creel et Jonas Kaiser (2024) ont réévalué les effets de la politique budgétaire en s’appuyant sur la loi d’Okun et le ratio postes vacants sur chômeurs pour mesurer le degré d’utilisation des capacités productives. Ils ont alors proposé de nouvelles estimations de l’écart de production et de l'orientation budgétaire des Etats-Unis. Leurs estimations suggèrent que les écarts de production sont plus élevés et la politique budgétaire américaine plus conservatrice que ne le suggèrent les données officielles, notamment celles du CBO. 

Cette nouvelle méthode d’estimations de la production potentielle amène également à réévaluer les estimations du multiplicateur budgétaire. Lorsque le ratio postes vacants sur chômeurs et non le taux de chômage est pris pour mesurer les tensions sur le marché du travail, les multiplicateurs budgétaires, mesurés à partir des données américaines, apparaissent plus élevés que ne le suggèrent la littérature existante. Autrement dit, la politique budgétaire affecte davantage l’activité économique qu’on ne le pense habituellement. 

 

[1] La littérature, depuis au moins les travaux de James Tobin, suggère que le niveau de production potentielle n’est pas insensible au niveau courant de la production. Autrement dit, si la production reste inférieure à la production potentielle, cette dernière tend à se déprimer. Cela s’explique notamment par ce qu’Olivier Blanchard et Larry Summers (1986) effets d’hystérèse : si elles vendent peu, les entreprises réduisent leurs investissements, ce qui réduit les capacités de production futures ; les travailleurs qui se retrouvent au chômage voient leurs compétences se dégrader, si bien qu’ils sont moins efficaces une fois qu’ils retrouvent un emploi, etc. (cf. Cerra et al., 2024, pour une revue de la littérature récente). 

[2] Cela dit, si la production potentielle est influencée par la production potentielle, le risque est asymétrique. Si la production est supérieure à son niveau potentiel, ce dernier aura tendance à augmenter (les entreprises ayant par exemple tendance à répondre à la forte demande par un surcroît d’investissement, ce qui augmente leurs capacités de production), ce qui tend à contenir les pressions inflationnistes : c’est la théorie de l’économie à haute pression (high pressure). En revanche, si la production est inférieure à son niveau potentiel, ce dernier tend à diminuer. Dans ce cas, l’économie risque de ne pas revenir à sa trajectoire précédente : les pertes de production occasionnées par la récession deviennent permanentes. 

 

Références

BERNANKE, Ben, & Olivier BLANCHARD (2023), « What caused the U.S. pandemic-era inflation? », Brookings Papers on Economic Activity.

BLANCHARD, Olivier, & Lawrence SUMMERS (1986), « Hysteresis and the European unemployment problem », NBER Macroeconomics Annual 1986, vol. 1, MIT Press. 

CERRA, Valerie, Antonio FATÁS & Sweta C. SAXENA (2023), « Hysteresis and business cycles », Journal of Economic Literature, vol. 61, n° 1. 

CREEL, Jérôme, & Jonas KAISER (2024), « Okun’s Law, V/U and the fiscal multiplier », OFCE, working paper, n° 18. 

COIBION, Olivier, Yuriy GORODNICHENKO & Mauricio ULATE (2018), « The cyclical sensitivity in estimates of potential output », Brookings Papers on Economic Activity

TOBIN, James (1980), « Stabilization policy ten years after », Brookings Papers on Economic Activity