samedi 28 mai 2022

Un juste prix ?

Le 15 décembre 2014, un homme armé est entré dans un café en Australie et a pris en otage ses clients pendant plusieurs heures. Au cours de cette prise d’otage, les forces de l’ordre ont confiné les rues aux alentours et la circulation a été interrompue. Les prix pour un trajet en Uber ont alors fortement augmenté : ils ont été multipliés par quatre en moyenne. La société s’est justifiée en déclarant qu’une telle hausse des tarifs était nécessaire pour inciter les conducteurs à poursuivre leur activité et permettre ainsi aux clients de se déplacer. Beaucoup ont alors réagi en qualifiant ce choix d’« honteux » et en y voyant une absence de « compassion » de la part d’Uber. La société s’est trouvée contrainte de présenter des excuses.

Ce n’est qu’un exemple très particulier, mais on retrouve là quelque chose que l’on observe fréquemment : les hausses de prix suscitent souvent une désapprobation de la part des clients. C’est particulièrement le cas lorsque ces hausses de prix surviennent dans des circonstances exceptionnelles associées à une catastrophe, par exemple suite à une tempête, durant des guerres, des sécheresses, des famines ou des pandémies, comme nous l’avons vu notamment les premiers temps de l’épidémie de Covid, avec l’exemple du gel hydroalcoolique et de certains matériels de protection médicale. Au cours de l’épisode actuel d’accélération de l’inflation, beaucoup jugent la hausse des prix abusive et y voient une manifestation de la cupidité (greed) des entreprises, soupçonnées de profiter des difficultés d’approvisionnement pour gonfler leurs prix ; aux Etats-Unis, certains parlent d’ailleurs de « greedflation ». Les clients réagissent souvent à de telles hausses de prix en réclamant une intervention des autorités publiques sous la forme d’un plafonnement des prix.

Aux yeux de beaucoup d’économistes, la libre flexibilité des prix apparaît comme bénéfique : la hausse des prix, en signalant une rareté et des opportunités de profit, contribue à réduire les pénuries, notamment en incitant les producteurs à augmenter leur offre. Dans leur optique, un contrôle des prix réduira le bien-être collectif en créant ou exacerbant des pénuries. Mais le prix a également une dimension sociale et beaucoup d’entreprises cherchent à ne pas augmenter leurs prix face à un afflux de demande, de peur de rompre un « contrat implicite » avec leur clientèle, même si cela se traduit par des pénuries (Kahneman et alii, 1986 ; Cabral et Xun 2021).

Julio Elías, Nicola Lacetera et Mario Macis (2022) ont cherché à mieux comprendre comment les individus perçoivent et considèrent les hausses soudaines de prix. Pour cela, ils ont mené une expérimentation par enquête auprès de Canadiens et d’Américains l’année dernière. Ils ont notamment soumis chaque répondant à deux versions d’un scénario où le prix augmente fortement sur un marché : dans la première version, une société augmente le prix en question ; dans la seconde version, les autorités publiques interviennent en introduisant un prix-plafond. Les détails du scénario n’ont pas été les mêmes d’un répondant à l’autre. 

En procédant à une analyse économétrique et textuelle des réponses, Elías et ses coauteurs confirment que les hausses de prix ne sont pas seulement perçues comme des signaux de rareté ; elles provoquent également une opposition généralisée et de puissantes réactions morales, en particulier lorsque la hausse des prix touche un produit de première nécessité pour la santé. En outre, il apparaît que la hausse des prix est mieux acceptée lorsque les individus sont informés que le contrôle des prix est susceptible d’avoir pour effet pervers un rationnement de la demande, mais également lorsqu’il y a manifestement une hausse des coûts de production, cette dernière justifiant, du moins en partie, le relèvement du prix.

Le positionnement idéologique des individus en ce qui concerne le rôle du marché et de l’Etat dans la société affecte particulièrement la façon par laquelle les individus perçoivent une hausse des prix, leur inclinaison à l’accepter ou non et leur inclinaison à désirer ou non un contrôle des prix. En l’occurrence, les individus acceptent beaucoup moins la hausse des prix et à évoquer des questions de justement lorsqu’ils ne croient pas en la capacité des marchés à s’autoréguler. 


Références

CABRAL, Luís, & Lei XU (2022), « Seller reputation and price gouging: Evidence from the COVID-19 pandemic », Economic Inquiry, vol. 59, n° 3. 

ELÍAS, Julio, Nicola LACETERA & Mario MACIS (2022), « Is the price right? The role of morals, ideology, and tradeoff thinking in explaining reactions to price surges », IZA, discussion paper, n° 15238. 

KAHNEMAN, Daniel, Jack L. KNETSCH & Richard THALER (1986), « Fairness as a constraint on profit seeking: Entitlements in the market », American Economic Review, vol. 76, n° 4.