Toute une littérature suggère que les guerres jouent un rôle de « grand égalisateur » (Scheidel, 2017). Les conflits militaires réduiraient directement les inégalités en détruisant une partie du patrimoine, dans la mesure où ce dernier est détenu de façon disproportionnée par les plus riches (Piketty, 2013). Mais ils peuvent aussi y contribuer plus indirectement, par exemple en réduisant la tolérance de la population vis-à-vis des inégalités, en amenant celle-ci à réclamer un plus grand partage des risques et, notamment pour ces raisons-là, en conduisant à l’adoption de politiques réduisant les inégalités. Pour Richard Titmuss (1950 ; 2001), l’acceptation de l’effort de guerre par la population britannique dans les années 1940 tenait précisément à l’adoption de politiques sociales, celles que promut le rapport publié par Berveridge en 1942 et que le parti travailliste mit en place en arrivant au pouvoir en 1945, notamment avec la création du National Health Service en 1948.
Leander Heldring, James Robinson et Parker Whitfill (2022) ont étudié l’impact de la guerre sur les inégalités et le contrat social au Royaume-Uni, notamment pour tester l’hypothèse de Titmuss. Pour cela, ils ont utilisé les micro-données relatives aux bombardements menés par l’armée allemande pendant la Seconde Guerre mondiale, aux inégalités de patrimoine et aux résultats électoraux pour voir si et comment les bombardements de la Luftwaffe ont localement affecté la répartition des richesses et le soutien en faveur des travaillistes.
Heldring et ses coauteurs ont abouti à deux grands constats. Tout d’abord, il apparaît qu’en moyenne les bombardements n’ont eu aucun impact sur les inégalités de richesse. Ce résultat moyen dissimule toutefois une forte hétérogénéité et il s’explique avant tout par le sud. Dans le nord de l’Angleterre, les bombardements ont entraîné une chute substantielle des inégalités de richesse. Ensuite, Heldring et ses coauteurs notent qu’un bombardement plus intense a partout été suivi par une hausse significative de la part des suffrages en faveur du parti travailliste après la Seconde Guerre mondiale. Cet effet a été permanent au nord de l’Angleterre, mais transitoire au sud : les habitants du sud ont voté pour les travaillistes en 1945, mais ils ont ensuite majoritairement voté pour les conservateurs lors des élections ultérieures.
La différence d’effets entre le nord et le sud s’explique peut-être par le fait que les bombardements réalisés dans le nord de l’Angleterre ont été davantage ciblés et, en l’occurrence, davantage ciblés sur les ports et les usines, entraînant la destruction d’une partie significative du stock de capital. Cette réduction permanente du niveau moyen de patrimoine au nord s’est alors traduite par une réorientation durable du vote en faveur des travaillistes.
Le fait que le soutien en faveur du parti travailliste se soit essoufflé (dans le sud) après les élections de 1945 ne signifie pas forcément que les préférences de la population en matière de politiques sociales aient de nouveau changé. Selon Heldring et ses coauteurs, les réformes sociales adoptées par les travaillistes ont satisfait le surcroît de demande en matière de politiques sociales ; ces réformes ayant instauré des changements institutionnels pérennes, l'électorat a pu avoir de nouvelles priorités, pas forcément évoquées par le programme du parti travailliste.
Références
PIKETTY, Thomas (2013), Le Capital au XXIe siècle, éditions du Seuil.
SCHEIDEL, Walter(2017), The Great Leveler: Violence and the History of Inequality from the Stone Age to the Twenty-First Century, Princeton.
TITMUSS, Richard M. (1950), « Problems of Social Policy »
TITMUSS, Richard M. (2001), « War and social policy », in Pete Alcock, Howard Glennerster & Ann Oakley (dir.), Welfare and Wellbeing: Richard Titmuss’s Contribution to Social Policy.