vendredi 21 janvier 2022

La pandémie a-t-elle entraîné une inadéquation entre chômeurs et postes vacants ?

L’emploi ne s’est pas comporté de la même façon des deux côtés de l’Atlantique dans le sillage de la pandémie (cf. graphiques 1a et 1b). Aux Etats-Unis, le taux d’emploi des personnes en âge de travailler a chuté de 10 points de pourcentage entre janvier et avril 2020, en passant d'environ 72 % à 61 % ; au Royaume-Uni, la baisse a été plus graduelle et n’a atteint au maximum que 2 points de pourcentage au quatrième trimestre 2020 relativement au quatrième trimestre 2019. Ces différences s’expliquent notamment par les différences dans les politiques adoptées dans les deux pays : les pays européens, notamment le Royaume-Uni, ont davantage recouru à des dispositifs de chômage technique, permettant de maintenir un maximum le lien des travailleurs à leur emploi pour éviter une hausse du chômage. 

Graphique 1a. Taux d’emploi et ratio postes vacants-chômage aux Etats-Unis

Et pourtant, malgré ces différences, les Etats-Unis et le Royaume-Uni connaissaient à la fin de l’année 2021 de fortes tensions sur leurs marchés du travail : ces deux pays ont connu une chute brutale du ratio postes vacants sur chômage, puis ce dernier a augmenté pour atteindre des niveaux supérieurs à ses valeurs prépandémiques (cf. graphiques 1a et 1b).

Graphique 1b. Taux d’emploi et ratio postes vacants-chômage au Royaume-Uni

L'une des explications pour cette coexistence d’un faible emploi avec des marchés du travail sous tensions pourrait être que la pandémie a entraîné une inadéquation (mismatch) sectorielle entre l’offre et la demande de travail : les travailleurs ne postuleraient pas dans les secteurs qui cherchent à embaucher. Les précédentes récessions avaient déjà entraîné des transformations structurelles et une réallocation de l’emploi entre les secteurs (Jaimovich et Siu, 2020). Or, la pandémie pourrait avoir durablement stimulé certains secteurs (notamment celui des technologies d’information et de communication) et bridé d’autres (notamment certains secteurs du tertiaire). 

Carlo Pizzinelli et Ippei Shibata (2022) ont étudié cette hypothèse : ils ont cherché à déterminer si les difficultés d’appariement jouaient un rôle important sur le marché du travail au cours de la pandémie de Covid-19. Pour cela, ils ont appliqué aux Etats-Unis et au Royaume-Uni le cadre proposé par Ayşegül Şahin et alii (2014) pour mesurer la mauvaise allocation sectorielle entre chercheurs d’emploi et postes vacants dans ces deux pays jusqu’au troisième trimestre 2021.

Graphique 2a. Degré d'inadéquation sectorielle et part des pertes d'emplois due à celle-ci aux Etats-Unis 

Pizzinelli et Shibata constatent que l’inadéquation sectorielle a brutalement augmenté au début de la pandémie, mais qu’elle est retournée à ses niveaux initiaux au bout de quelques trimestres (cf. graphique 2a et 2b). En définitive, la perte totale d’emplois provoquée par la hausse des mauvais appariements a été plus faible lors de la pandémie de Covid-19 que lors de la crise financière mondiale.

Graphique 2b. Degré d'inadéquation sectorielle et part des pertes d'emplois due à celle-ci au Royaume-Uni 

Ce constat suggère que la pandémie n’a pas imposé une réallocation structurelle de la main-d’œuvre à grande échelle que d’éventuelles frictions auraient freinée, du moins à l’automne 2021. Le fait que l’emploi n’ait pas décliné dans les mêmes proportions selon les sections tient avant tout au fait que la contagion, la peur de la contagion et les mesures de confinement n’ont pas affecté les secteurs de la même façon. A mesure que les restrictions ont été retirées et que la vaccination s’est déployée, la demande de travail a rebondi, notamment dans les secteurs les plus touchés, et sa composition sectorielle ne s’est guère trouvée affectée par la pandémie.

Mais si la conjonction de marchés du travail sous tension et d’une faible reprise de l’emploi ne s’explique pas par une aggravation des problèmes d’adéquation entre travailleurs et emplois, comment peut-on alors l’expliquer ? Pizzinelli et Shibata ne vont pas plus loin dans leur analyse, mais ils concluent leur analyse en proposant quelques pistes à partir de la littérature existante. Par exemple, certains estiment que l’extension de l’indemnisation du chômage aux Etats-Unis a pu y réduire les incitations à rechercher un emploi. Toujours aux Etats-Unis, la fermeture des écoles avec la pandémie dans un contexte d’offre limitée de services de garde d’enfants a pu fortement contraindre l’offre de travail des mères d’enfants en bas âge. Des deux côtés de l’Atlantique, on a pu noter une hausse du nombre de travailleurs âgés sans emploi ; ce n’est toutefois qu’aux Etats-Unis qu’une hausse du nombre de travailleurs prenant précocement leur retraite ait été clairement enregistrée. Enfin, il se pourrait qu’une partie des travailleurs soient devenus plus réticents à occuper les emplois peu rémunérés et à être plus exigeants en termes de conditions de travail, un phénomène qui a été qualifié de « Grande Démission » (Great Resignation). Il se pourrait en définitive que plusieurs facteurs aient contribué à freiner la reprise de l’emploi et alimenter les tensions sur les marchés du travail.


Références

JAIMOVICH, Nir, & Henry E. SIU (2020), « Job polarization and jobless recoveries », The Review of Economics and Statistics, vol. 102, n° 1.

PIZZINELLI, Carlo, & Ippei SHIBATA (2022), « Has COVID-19 induced labor market mismatch? Evidence from the US and the UK », FMI, working paper, n° 22/5. 

ŞAHIN, Ayşegül, Joseph SONG, Giorgio TOPA & Giovanni L. VIOLANTE (2014), « Mismatch unemployment », American Economic Review, vol. 104.