vendredi 29 octobre 2021

Le capital au vingtième siècle

Des travaux comme ceux de Thomas Piketty (2013) et de Piketty et Gabriel Zucman (2014) ont suggéré que le stock de patrimoine agrégé et les inégalités de patrimoine ont connu une évolution en forme de U tout au long du dernier siècle dans les pays occidentaux : fortement élevés au cours du dix-neuvième siècle, ils auraient diminué à partir de la Première Guerre mondiale pour atteindre un minimum autour des années 1970, avant de repartir à la hausse les décennies suivantes. Selon l'interprétation avancée par Piketty et ses divers coauteurs, les forces de marché auraient tendance à accroître le volume et la concentration du patrimoine, mais différents chocs (comme les guerres mondiales et la Grande Dépression) et des réformes institutionnelles (comme l’introduction d’une fiscalité progressive et le développement de la redistribution) auraient permis de les réduire au cours du vingtième siècle. L’adoption de politiques en faveur du marché, en réduisant la progressivité de l’impôt et en érodant le système redistributif, aurait directement contribué au « retour du capital » ces dernières décennies.

S’appuyant sur ces travaux mais aussi sur ceux qui ont été produits depuis, Daniel Waldenström (2021) a analysé les tendances de long terme relatives à l’accumulation de patrimoine au niveau agrégé et aux inégalités dans sa répartition dans six pays occidentaux, en l’occurrence la France, l’Allemagne, l’Espagne, la Suède, le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Il a tiré quatre grands constats de son analyse, des constats qui nuancent certaines observations et conclusions de Piketty.

Graphique 1. Patrimoine agrégé (en % du revenu national)

Premièrement, les ratios richesse sur revenu n’étaient pas aussi élevés avant la Première Guerre mondiale qu’on avait tendance à le penser jusqu’à présent. Piketty et Zucman (2014) estimaient par exemple que les ratios s’élevaient à la veille de la Première Guerre mondiale autour de 500 % aux Etats-Unis et autour de 700 % en Europe ; les derniers travaux disponibles suggèrent qu’ils étaient plutôt autour de 500 % en Europe, c’est-à-dire à un niveau similaire à ceux observés aux Etats-Unis (cf. graphique 1). Deuxièmement, la structure de la richesse privée a changé au cours du vingtième siècle : initialement dominée par les fortunes d’une élite minoritaire, elle se compose désormais essentiellement d’actifs dispersés dans l’immobilier et les fonds de retraite.

Graphique 2. Part du patrimoine détenue par les 1 % les plus riches (en %)

Troisièmement, la concentration de la richesse a chuté jusqu’aux années 1970, avant d’augmenter aux Etats-Unis, mais non en Europe, où elle est restée à un faible niveau. Les parts des revenus des 1 % les plus riches est passée de 50-70 % autour de 1910 à 20-30 % dans les années 1970 ; elles sont restées à ce niveau en Europe, mais elles sont revenues à presque 40 % aux Etats-Unis (cf. graphique 2). Quatrièmement, la part du capital dans le revenu national est restée assez stable au cours du vingtième siècle, en particulier dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale (cf. graphique 3).

Graphique 3. Parts du revenu du capital et du travail

Pour Waldenström, ces constats remettent en cause l’idée selon laquelle un capitalisme débridé, tel que celui observé dans l’Europe du dix-neuvième siècle, génère des niveaux extrêmes d’accumulation du capital. Ils remettent également en cause l’idée que les guerres, les crises financières et l’instauration d’une fiscalité progressive aient constitué les facteurs les plus importants derrière la réduction de la concentration du capital observée au vingtième siècle. Par exemple, l’impact direct des guerres mondiales sur la richesse agrégée ne semble pas avoir été durable (sauf dans le cas de la France et de l’Allemagne) et des pays qui n’ont pas participé aux conflits ont connu les mêmes tendances en termes de patrimoine que les pays qui y ont participé. 

 

Références

PIKETTY, Thomas (2013), Le Capital au XXIème Siècle.

PIKETTY, Thomas, & Gabriel ZUCMAN (2014), « Capital is back: Wealth-income ratios in rich countries 1700–2010 », The Quarterly Journal of Economics, vol. 129, n° 3.

WALDENSTRÖM, Daniel (2021), « Wealth and History: An update », CESifo, working paper, n° 9366.