samedi 9 octobre 2021

L’insaisissable explication de la baisse de la part du travail

Pendant longtemps, les économistes ont considéré que le partage de la valeur ajoutée, en l’occurrence entre travail et capital, était constant à long terme. Pour John Maynard Keynes (1939), « la stabilité de la proportion du dividende national rémunérant le travail » constitue « l’un des faits les plus surprenants, et pourtant les mieux établis, dans l’ensemble des statistiques économiques ». Nicholas Kaldor (1961) voyait dans la constance de la part du travail le premier de ses « faits stylisés » à propos de la croissance économique. 

Mais ces toutes dernières décennies, plusieurs analyses ont suggéré qu’une déformation du partage du revenu national au détriment du travail a été à l’œuvre depuis à peu près les années 1980 dans les pays développés, en particulier aux Etats-Unis (cf. graphique). 

Part du travail dans la valeur ajoutée aux Etats-Unis (en %, selon trois mesures alternatives de la valeur ajoutée)

Une vaste littérature visant à expliquer la baisse de la part du travail est aujourd’hui disponible. La liste des principaux suspects inclut le progrès technique, notamment les avancées en matière de technologies d’information et de communication réduisant le prix du capital (Karabarbounis et Neiman, 2014) et la robotisation (Acemoglu et Restrepo, 2018), la mondialisation et l’essor de la Chine (Elsby et alii, 2013), l’intensification de la concentration des marchés des produits et la hausse du pouvoir de marché des entreprises (Autor et alii, 2020 ; Barkai, 2020), le déclin de la syndicalisation et plus largement la baisse du pouvoir de négociation des travailleurs (Blanchard et Giavazzi, 2003) ou encore la démographie.

Gene Grossman et Ezra Oberfield (2021) estiment que la littérature existante explique bien trop la récente déformation du partage de la valeur ajoutée : si l’on fait la somme des montants expliqués par les divers mécanismes identifiés par la littérature, le total obtenu serait trois à quatre fois supérieur à la chute effectivement observée.

Une première raison pourrait être que les économistes se sont focalisés sur les causes immédiates du déclin de la part du travail, mais non les causes fondamentales. Ainsi, plusieurs analyses ont pu considérer différentes faces d’une même pièce : l’effet estimé dans une étude peut ainsi en partie été capté par une autre étude, pourtant focalisée sur un tout autre mécanisme. Grossman et Oberfield prennent l’exemple des avancées technologiques poussant à la baisse les prix des technologies d’information et de communication. Celles-ci peuvent directement se traduire par une substitution du capital au travail, mais, dans la mesure où elles risquent de bénéficier de façon disproportionnée aux plus grandes entreprises (les « firmes superstars » évoquées par Autor et alii, 2020), elles peuvent aussi contribuer à intensifier la concentration sur les marchés des produits et y accroître le pouvoir de marché des firmes. En outre, ces innovations peuvent à la fois être une cause et une conséquence de la baisse des coûts des délocalisations. Cette dernière tend à réduire le pouvoir de négociation des travailleurs, etc. 

Une deuxième raison avancée par Grossman et Oberfield est la possibilité d’un biais de recherche et de publication. Le phénomène que les économistes cherchent à expliquer est la baisse de la part du travail. Par conséquent, ils ont pu avoir tendance à se focaliser sur les seuls mécanismes susceptibles de réduire la part du travail et à négliger ceux susceptibles de la pousser à la hausse, donc susceptibles de compenser (du moins pour partie) les premiers. 

 

Références

ACEMOGLU, Daron, & Pascual RESTREPO (2018), « The race between man and machine: Implications of technology for growth, factor shares and employment », American Economic Review, vol. 108, n° 6.

AUTOR, David, David DORN, Lawrence F. KATZ, Christina PATTERSON & John VAN REENEN (2020), « The fall of the labor share and the rise of superstar firms », Quarterly Journal of Economics, vol. 135, n° 2.

BARKAI, Simcha (2020), « Declining labor and capital shares », Journal of Finance, vol. 75, n° 5.

BLANCHARD, Olivier, & Francesco GIAVAZZI (2003), « Macroeconomic effects of regulation and deregulation in goods and labour markets », Quarterly Journal of Economics, vol. 118, n° 3.

ELSBY, Michael W. L., Bart HOBIJN & Ayşegül ŞAHIN (2013), « The decline of US labor share », in Brookings Papers on Economic Activity.

GROSSMAN, Gene M., & Ezra OBERFIELD (2021), « The elusive explanation for the declining labor share », NBER, working paper, n° 29165.

KALDOR, Nicholas (1961), « Capital accumulation and economic growth », in D. C. Hague (dir.), The Theory of Capital, Palgrave Macmillan.

KARABARBOUNIS, Loukas, & Brent NEIMAN (2014), « The global decline of the labor share », in Quarterly Journal of Economics, vol. 129, n° 1.

KEYNES, John Maynard (1939), « Relative movements of real wages and output », The Economic Journal, vol. 49, n° 193.