mercredi 13 octobre 2021

Pourquoi les pauvres restent pauvres ? Petite leçon bangladaise

Il y a deux grandes visions pour expliquer pourquoi les pauvres restent pauvres. D’un côté, certains partent de l’idée que les individus font face aux mêmes opportunités, mais qu’ils diffèrent en termes de capacités, de talent ou de motivation. Autrement dit, selon cette première vision des choses, si certains se retrouvent à des emplois mal payés, c’est parce qu’ils sont dénués des capacités nécessaires pour occuper des emplois mieux rémunérés. D’autres partent au contraire de l’idée qu’il y a une inégalité d’opportunités liée à des inégalités initiales d’accès à la richesse, autrement dit que les individus peuvent se retrouver piégés dans une « trappe à pauvreté » : il existerait un seuil de richesse en-deçà duquel les individus restent pauvres [Kraay et McKenzie, 2014 ; Allègre, 2021]

Il est important de savoir quelle vision est correcte, car elles n’impliquent pas les mêmes politiques pour éradiquer la pauvreté. Si la théorie de la trappe à pauvreté est correcte, alors les autorités pourraient sortir les individus de la pauvreté en permettant à leur richesse de dépasser le seuil qui les maintient dans la pauvreté.

Pour tester laquelle de ces deux visions des choses est correcte, Clare Balboni, Oriana Bandiera, Robin Burgess, Maitreesh Ghatak et Anton Heil (2022) ont observé l’effet d’un transfert aléatoire d’actifs (en l’occurrence de vaches) mené à grande échelle en 2007 dans les campagnes du Bangladesh et en y observant un échantillon de 6.000 ménages sur une période de 11 ans, de 2007 à 2018. 

L’analyse des données conforte la théorie des trappes à pauvreté. En effet, Balboni et ses coauteurs observent que la dynamique de l’accumulation d’actif suit un schéma en forme de S caractéristique d’une trappe à pauvreté : ceux qui détiennent initialement des quantités limitées d’actif les perdent, tandis que ceux qui détiennent des quantités d’actif supérieures à un certain seuil (équivalent à 504 dollars PPA) tendent à en accumuler davantage. Quatre ans après le transfert, les ménages qui ont bénéficié du transfert, mais dont la quantité d’actif est si faible que le transfert n’a pas suffi pour dépasser le seuil sont davantage susceptibles de retourner dans la pauvreté, tandis que ceux pour lesquels le transfert a permis de dépasser le seuil ont échappé à la pauvreté. En observant les mêmes ménages sur onze années, il apparaît une divergence croissante entre les deux groupes : ceux qui ont dépassé le seuil accumulent toujours plus d’actifs (notamment des terres) que ceux qui n’y sont pas parvenus et ils ont accédé à des professions plus productives et accru leur consommation. 

Balboni et ses coauteurs en concluent que les pauvres restent pauvres, non pas parce qu’ils ne sont pas « adaptés » pour occuper un bon emploi, mais parce qu’ils ne peuvent y accéder. En conséquence, la trappe à pauvreté génère une mauvaise allocation des talents : il apparaît que la vaste majorité des pauvres dans les campagnes bangladaises n’occupent pas des emplois pour lesquels ils seraient les plus productifs. 

Ces résultats ont d’importantes implications pour la politique de développement. Balboni et ses coauteurs estiment que de larges transferts qui créent de meilleurs emplois pour les pauvres permettent efficacement de sortir les gens des trappes à pauvreté et de réduire durablement la pauvreté. Le coût de tels transferts peut même être bien inférieur au coût de la mauvaise allocation des talents pour la collectivité.


Références

ALLEGRE, Guillaume (2021), « Trappe à pauvreté : histoire d’un contresens », blog Economie extravertie, 4 octobre. 

BALBONI, Clare A., Oriana BANDIERA, Robin BURGESS, Maitreesh GHATAK & Anton HEIL (2021), « Why do people stay poor?  », NBER, working paper, n° 29340. 

KRAAY, Aart, & David MCKENZIE (2014), « Do poverty traps exist? », Banque mondiale, policy research working paper, n° 6835.