Les pays développés ont connu des taux d’intérêt extrêmement faibles ces dernières années, une situation que certains ont qualifiée de « stagnation séculaire » en y voyant le symptôme d’une demande globale chroniquement faible (Summers, 2014). Cette extrême faiblesse des taux d’intérêt a amené les économistes à reconsidérer la question de la soutenabilité de la dette publique. Par exemple, selon Olivier Blanchard (2019), lorsque le taux d’intérêt (r) est inférieur au taux de croissance (g) le gouvernement pourrait éventuellement connaître un déficit permanent sans pour autant voir sa dette exploser, une situation que certains ont qualifiée de « festin gratuit » (free lunch).
Pour Atif Mian, Ludwig Straub et Amir Sufi (2022), la condition d’existence d'un festin gratuit n’est pas r < g, mais une condition plus restrictive, à savoir r < g – φ, où φ est la sensibilité de (r – g) au logarithme du ratio dette publique sur PIB. En effet, selon eux, lorsque r < g et que le gouvernement emprunte un dollar qu’il projette de refinancer (roll over) à jamais, cela a deux effets opposés sur le Budget : d’un côté, le refinancement de ce dollar supplémentaire d’emprunt génère un flux de trésorerie positif pour le gouvernement correspondant à (r – g) ; mais, d’un autre côté, cet emprunt supplémentaire resserre la contrainte budgétaire en raison de son impact sur le taux d’intérêt sur l’encours de la dette, un effet que Mian et ses coauteurs captent avec la variable φ dans le modèle qu'ils proposent.
A la borne inférieure zéro, quand l’économie subit une insuffisance durable de la demande globale, de plus grands déficits publics peuvent, non pas accroître, mais réduire, la dette publique en stimulant la demande globale, ce que Mian et ses coauteurs qualifient de « régime inverti ». En effet, le creusement des déficits accroît la demande globale et l’inflation ; l’accélération de l’inflation pousse les taux de croissance nominaux à la hausse, ce qui pousse la dette publique à la baisse. Cet effet indirect via le taux de croissance nominal peut se révéler assez puissant pour plus que compenser l’effet direct des plus grands déficits sur la dette publique.
Les trois économistes ont ensuite étudié dans leur modélisation le rôle des inégalités de revenu et de la progressivité de la fiscalité. Les inégalités de revenu importent, ne serait-ce que parce que les plus riches détiennent une part disproportionnée des titres publics : aux Etats-Unis, 69 % de la dette publique fédérale est par exemple détenue en dernier ressort par les 10 % les plus riches dans la répartition du patrimoine. Or, d’après leur modélisation, une hausse des inégalités de revenu accroît la marge budgétaire en-dehors de la borne inférieure, mais la réduit à la borne inférieure dans la mesure où elle réduit alors la demande globale et les taux de croissance nominaux. Par contre, à la borne inférieure, une fiscalité plus progressive (ou, de façon identique, une plus grande redistribution) accroît la marge budgétaire.
Mian et ses coauteurs ont ensuite calibré leur modèle aux économies des Etats-Unis et du Japon en décembre 2019. Alors que la condition r < g restait valide pour une dette publique inférieure à 218 % du PIB, leur calibration suggère que l’économie américaine était à la veille de la pandémie juste à l’intérieur de la région du festin gratuit et pouvait alors générer un déficit primaire permanent (z*) d’un montant maximal d’environ 2 % du PIB à une dette publique (b*) de 109 % du PIB.
Par contre, la calibration du modèle à l’économie japonaise à la fin de l’année 2019 suggère une bien plus ample marge pour un festin gratuit : l’économie nippone était même située dans le « régime inverti » dans lequel un creusement du déficit public réduit le niveau de la dette public grâce à ses effets sur la demande globale et l’inflation.
Références