Les années 1980 marquent le début d’une nouvelle vague de mondialisation commerciale, mais aussi d’un nouveau creusement des inégalités de revenu au sein des pays développés (cf. graphique). Beaucoup ont estimé que ces deux phénomènes ont pu être étroitement liés l’un à l’autre. Il faut dire que la théorie invite précisément à prédire un tel lien.
Les modèles traditionnels du commerce traditionnel suggèrent en effet que l’ouverture d’un pays aux échanges extérieurs est susceptible de modifier la répartition du revenu en son sein. Selon le modèle Heckscher-Ohlin-Samuelson et de ses variantes ultérieures, un pays qui s’ouvre au commerce international doit se spécialiser dans les productions qui utilisent les facteurs dont il est relativement le plus doté. En conséquence de cette spécialisation et de cette ouverture aux échanges, le pays verra le rendement réel des facteurs dont il est le plus abondamment doté augmenter et le rendement des autres facteurs décliner : c’est le théorème de Stolper-Samuelson (1941). Autrement dit, dans les pays développés, qui sont relativement bien dotés en capital et en main-d’œuvre qualifiée, le revenu des capitalistes et des travailleurs devrait augmenter et celui des travailleurs non qualifiés décliner, si bien que les inégalités de revenu devraient avoir tendance à diminuer. Inversement, on s’attendrait à ce que les pays en développement connaissent une baisse des inégalités de revenu, dans la mesure où ils sont relativement bien dotés en main-d’œuvre non qualifiée et où ils devraient se spécialiser dans les productions mobilisant essentiellement du travail non qualifié.
Pourtant, jusqu’à la fin des années 1990, les premières analyses empiriques, comme celle de Robert Feenstra et Gordon Hanson (1999), qui ont cherché un éventuel lien entre ouverture aux échanges et inégalités n’ont pas vraiment réussi à en établir un ou ont conclu que la mondialisation commerciale ne constituait pas le principal coupable derrière le creusement des inégalités (contrairement au progrès technique). Mais ces premières analyses s’appuyaient sur des séries de données limitées dans le temps, antérieures à l’explosion du commerce international des années 1990 et 2000 et notamment antérieures au formidable essor de l’économie chinoise dans les échanges internationaux. Plusieurs études ont ultérieurement abouti à des conclusions plus pessimistes. Celle de David Autor et alii (2013) a par exemple évoqué un véritable « choc chinois » (China shock) en mettant en évidence que l’essor des exportations chinoises avait durablement endommagé aux Etats-Unis les zones d’emplois qui y étaient les plus exposées.
Bénéficiant d’un plus grand recul et prenant le soin de distinguer les pays notamment selon leur niveau de développement, Florian Dorn, Clemens Fuest et Niklas Potrafke (2021) viennent d’examiner dans quelle mesure l’ouverture au commerce international influence les inégalités au sein des pays. Pour cela, ils ont étudié un échantillon de 139 pays, dont 34 pays à haut revenu, au cours de la période allant de 1970 à 2014. Leur analyse suggère que l’impact de l’ouverture au commerce extérieur sur les inégalités de revenu diffère selon les pays. Dans les pays en développement et émergents, l’ouverture commerciale a tendance à bénéficier aux parts de revenu des pauvres, ce qui va dans le sens du théorème Stolper-Samuelson, mais elle n’a pas forcément bénéficié à tous les pauvres. Dans la plupart des pays à haut revenu, il apparaît que l’ouverture au commerce extérieur a été associée à un creusement des inégalités de revenu : elle a bénéficié de façon disproportionnée aux déciles supérieurs de la répartition des revenus au détriment des déciles inférieurs. Mais cet effet s’explique toutefois surtout par quelques pays, qui constituent des anomalies statistiques. Enfin, l’ouverture au commerce international semble avoir eu un effet particulièrement fort pour la Chine et les pays issus du bloc soviétique : Dorn et ses coauteurs décèlent les concernant une relation positive entre l’ouverture de ces pays aux échanges extérieurs et les inégalités de revenu en leur sein.
Selon Dorn et alii, les pays développés disposent d’une fiscalité progressive et de systèmes de redistribution qui ont pu contenir d’éventuels effets négatifs de l’ouverture commerciale sur la répartition des revenus. Par contre, la Chine et les pays issus du bloc soviétique se sont rapidement ouverts au commerce international, alors même que leurs institutions du marché du travail et leurs dispositifs de redistribution étaient bien moins développés que ceux des pays à haut revenu.
Références