mardi 9 juillet 2024

Un défaut souverain implique souvent plusieurs restructurations

Les défauts souverains sont douloureux pour les débiteurs et pour les créanciers. Les emprunteurs souverains risquent de connaître une autarcie financière, une forte récession et une aggravation de la pauvreté (Farah-Yacoub et al., 2022). Les créanciers risquent de connaître des pertes dans leur portefeuille. Emprunteurs souverains et créanciers ont ainsi peut-être intérêt à renégocier la dette et à éviter un défaut complet.

La plupart des modélisations des défauts souverains traitent celles-ci de façon binaire, en considérant les défauts comme complets. En revanche, Jeremy Bulow et Kenneth Rogoff (1989) avaient modélisé les défauts souverains comme des jeux répétés : selon eux, il n’y avait guère de raison de s’attendre à ce qu’un défaut n’implique qu’une seule renégociation et ils notaient que ceux-ci étaient davantage susceptibles d’être partiels que complets. Pourtant, la littérature empirique a souvent considéré chaque restructuration comme un événement unique, indépendant de toute autre restructuration.

Clemens Graf von Luckner, Josefin Meyer, Carmen Reinhart et Christoph Trebesch (2024) ont étudié les crises de la dette publique externe qui se sont produites au cours des deux derniers siècles. Ils se sont tout particulièrement focalisés sur les pertes des créanciers, les « décotes » (haircuts). Leur échantillon couvre 327 restructurations de dette publique avec des créanciers privés étrangers au cours de 205 épisodes de défauts souveraines depuis 1815.

Les pertes essuyées par les créanciers varient fortement d’un épisode à l’autre, en allant de zéro à 100 % (cf. graphique). Cela dit, Graf von Luckner et ses coauteurs notent que la répartition statistique est restée remarquablement stable au cours des deux siècles : la décote moyenne est autour de 45 %, la décote médiane autour de 40 %. Les défauts sont ainsi souvent partiels. 

En outre, une part significative des crises de la dette implique au moins deux restructurations : en moyenne, il faut deux restructurations pour résoudre une crise de la dette, mais certains épisodes (comme le défaut du Congo entre 1975 et 1989 et celui de la Jamaïque entre 1977 et 1990) ont pu impliquer jusqu’à sept restructurations pour que le défaut prenne fin. Ces restructurations en série (serial restructurings) ont eu tendance à être de plus en plus fréquentes, en particulier à partir des années 1970 : au dix-neuvième siècle et au début du vingtième siècle, les défauts étaient des épisodes prolongés, s’étendant sur plusieurs décennies, mais impliquaient peu de restructurations intermédiaires, tandis qu’aujourd’hui les défauts sont plus cours en moyenne, mais impliquent davantage de restructurations. Les restructurations intermédiaires impliquent souvent une moindre décote que les restructurations finales, celles qui closent un épisode défaut : dans le cas des premières, sa valeur médiane s’élève à 30 %, contre 50 % pour les secondes.

Ces divers constats vont ainsi dans le sens du modèle de Bulow et Rogoff.

En examinant les indicateurs avancés de la taille des décotes, Graf von Luckner et ses coauteurs identifient plusieurs régularités. Les décotes sont plus importantes si le stock de la dette est élevé. La vitesse même de l’accumulation de la dette joue un rôle prédictif : les fortes hausses de la dette (externe) sont associées à de fortes pertes pour les créanciers suite à un défaut. Les décotes sont également plus élevées pour les Etats des pays à bas revenu et pour les primo-emprunteurs. Les chocs géopolitiques, comme les guerres, les révolutions et les éclatements d’empires, entraînent les plus profondes décotes.


Références

BULOW, Jeremy, & Kenneth S. ROGOFF (1989), « A constant recontracting model of sovereign debt », Journal of Political Economy, vol. 97, n° 1. 

FARAH-YACOUB, Juan P., Clemens Graf von LUCKNER, Rita RAMALHO& Carmen REINHART (2022), « The social costs of sovereign default », Banque mondiale, policy research working paper, n° 10157. 

GRAF VON LUCKNER, Clemens M., Josefin MEYER, Carmen M. REINHART & Christoph TREBESCH (2024), « Sovereign haircuts, 200 years of creditor losses », NBER, working paper, n° 32599.