Alberto Binetti, Francesco Nuzzi et Stefanie Stantcheva (2024) ont cherché à déterminer comment la population générale perçoit les causes et conséquences de l’inflation. Pour cela, ils ont conçu une large enquête en ligne auprès d’un échantillon représentatif aux Etats-Unis. L'analyse des données montre que les non-économistes, le « commun des mortels », ne pensent pas pareillement que les économistes. Certaines de leurs croyances peuvent même aller à l’opposé des conclusions de la théorie économique standard.
Lorsqu’ils sont interrogés sur les causes principales de l’inflation, les individus évoquent en premier lieu les actions du gouvernement, en particulier les dépenses en matière d’aide étrangère (notamment pour la guerre), ainsi que les hausses des coûts de production, celles liées à des événements comme la pandémie, les fluctuations des prix du pétrole et les perturbations des chaînes d’approvisionnement.
En ce qui concerne les conséquences de l’inflation, les répondants considèrent qu’elles ne sont que négatives ; ils ne perçoivent pas d’effet positif, notamment pour l’activité économique au niveau agrégé. Le principal effet négatif de l’inflation est, selon eux, qu’elle complique les décisions prises au quotidien dans le ménage. En outre, ils estiment que l’inflation entraîne des désagréments s’apparentant à ce que la littérature économique a qualifié de « coûts en chaussures » et qu’elle augmente l’incertitude économique pour les ménages. Ils s’attendent également à ce que l’inflation creuse les inégalités, dans la mesure où ils estiment que ce sont les plus pauvres qui en supportent les plus grandes pertes.
Binetti et ses coauteurs notent des différences dans la perception que les individus ont de l’inflation selon leur orientation partisane. En l’occurrence, les républicains ont davantage tendance à considérer que le gouvernement est responsable de l’inflation, tandis que les démocrates ont davantage tendance à penser que l’inflation va avoir pour effet de creuser les inégalités.
Les répondants considèrent que la baisse de l’inflation devrait être une priorité pour les autorités en charge des politiques économiques. Une hausse d’un point de pourcentage du taux d’inflation leur apparaît deux fois plus douloureuse qu’une hausse de la même ampleur du taux de chômage. La question de l’inflation apparaît même comme plus pressante que celles de la santé, de la croissance économique et du chômage.
Beaucoup croient que l’inflation peut être réduite sans véritable arbitrage, c’est-à-dire sans freiner l’activité économique, ni entraîner une hausse du chômage. Cette croyance est cohérente avec celle, déjà notée, selon laquelle l’inflation n’a pas d’effet positif pour l’activité au niveau agrégée.
Les répondants se montrent réticents à l’idée que la banque centrale resserre sa politique monétaire pour lutter contre l’inflation, non seulement parce qu’ils pensent qu’un freinage de l’activité économique n’est pas nécessaire pour réduire l’inflation, mais aussi parce qu’ils pensent qu’un resserrement monétaire a pour effet, non pas de réduire, mais au contraire d’alimenter l’inflation. En fait, on pourrait dire que les individus sont « néo-fishériens » : ils estiment qu’une baisse des taux d’intérêt contribue à réduire l’inflation. Peut-être que cela s’explique, ne serait-ce qu’en partie, par la tendance des individus à inclure les coûts d’emprunt dans le coût de la vie, chose qui échappe aux indices des prix traditionnels (Bolhuis et al., 2024).
Dans la lutte contre l’inflation, les individus manifestent leur préférence pour d’autres mesures que la politique monétaire, notamment la réduction de la dette publique (en particulier via une hausse de l’imposition des ménages les plus aisés), le gel des prix (en particulier des produits essentiels), l’alourdissement de la fiscalité des entreprises et le soutien budgétaire des ménages les plus vulnérables. Pourtant, ces deux dernières mesures risquent plutôt d’alimenter l’inflation selon la théorie économique standard : les entreprises peuvent réagir à une hausse d’impôts en relevant leurs prix de vente pour maintenir leurs profits (une conséquence qui échappe peut-être aux individus, alors même qu’ils considèrent la hausse des coûts de production comme une cause fondamentale de l’inflation), tandis que le soutien budgétaire au bénéfice des ménages est susceptible d’alimenter la demande, en particulier s’il cible les plus pauvres, dans la mesure où ils présentent la plus forte propension à consommer (cette mesure est en revanche bien cohérente avec la croyance que l’inflation tend à creuser les inégalités).
Références