samedi 8 juin 2024

Comment expliquer la résilience des pays émergents ?

Par le passé, les resserrements monétaires des banques centrales des pays développées, en particulier de la Réserve fédérale, ont souvent déstabilisé les pays émergents. Ce fut notamment dans le cas au début des années 1980, lorsque le « choc Volcker » provoqua la crise de la dette en Amérique latine ; ce fut aussi le cas au milieu des années 1990 lorsque le resserrement monétaire de la Fed contribua à déclencher la « crise Tequila », puis la crise asiatique. Ces resserrements ont pu notamment accroître le coût de financement pour les pays émergents, générer des pressions sur leurs taux de change et contraindre leurs banques centrales à relever leurs propres taux directeurs (Arteta et al., 2022 ; Huertas, 2023)

Le récent cycle de resserrement monétaire, auquel les banques centrales ont procédé pour endiguer l’inflation postpandémique, a été brutal et fortement synchronisé au niveau international. Et pourtant, il ne s’est pas accompagné, du moins jusqu’à présent, de telles déstabilisations. Cela dit, certains d’entre eux ont enregistré de mauvaises performances. La récente période a notamment été marquée par une inversion du signe de la relation entre taux de change du dollar et prix des produits de base: alors que par le passé la hausse du dollar s’accompagnait d’une baisse du prix des matières premières, la récente hausse du dollar s’est en fait accompagnée d’une hausse du prix des matières premières, ce qui pu peser sur la croissance des pays qui en sont importateurs nets (Rees, 2023)

Dans le dernier Bulletin de la BRI, Bryan Hardy, Deniz Igan et Enisse Kharroubi (2024) se sont demandé quels facteurs ont pu contribuer à la relative résilience des pays émergents. 

Ils estiment que plusieurs améliorations structurelles ont permis de réduire le risque de crises financières dans les pays émergents au fil du temps. Premièrement, le cadre de la politique monétaire s’est amélioré, notamment avec l’adoption du ciblage d’inflation par les banques centrales, l’accroissement de leur transparence et la plus grande flexibilité des taux de change. Ces changements ont pu contribuer à mieux stabiliser les anticipations d’inflation. De plus, en laissant flotter leur monnaie, les banques centrales ont pu accumuler des réserves de change, ce qui leur a permis d’intervenir sur le marché des changes si nécessaire. De plus, les réglementation et supervision financières se sont renforcées, notamment à travers le relèvement des ratios en capital auxquels sont soumises les banques. En outre, plusieurs pays ont adopté des règles budgétaires pour mieux contrôler leurs finances publiques, ce qui a pu réduire les craintes quant à la soutenabilité de leur dette publique. Enfin, il y a moins de déséquilibres entre taux de change. Une part croissante de la dette de ces pays est libellée en monnaie domestique, ce qui leur permet de surmonter le « péché originel » (original sin), c’est-à-dire leurs difficultés à emprunter auprès du reste du monde en monnaie domestique. 

Hardy et ses coauteurs mettent également en avant des facteurs conjoncturels. D’une part, le fait que la pandémie de Covid-19 ait été un choc mondial a synchronisé l’inflation entre pays développés et pays émergents, ce qui a réduit le risque que ces derniers aient à adopter des politiques conjoncturelles différentes des premiers. Les banques centrales des pays émergents ont même eu tendance à amorcer le resserrement de leur politique monétaire avant que les principales banques centrales des pays développés ne resserrent la leur. D’autre part, si les conditions financières dans les pays développés avaient brutalement réagi aux resserrements monétaires et s’ils avaient basculé dans la récession, leurs marchés financiers auraient pu connaître des perturbations et celles-ci se seraient répercutées sur les pays émergents. Ce n’est pas le cas : les conditions financières dans les pays développés n’ont pas réagi brutalement au resserrement de leur politique monétaire et leur croissance est restée résiliente.


Références

ARTETA, Carlos, Steven KAMIN & Franz Ulrich RUCH (2022), « How do rising U.S. interest rates affect emerging and developing economies? It depends », Banque mondiale, policy research working paper, n° 10258.

HARDY, Bryan, Deniz IGAN & Enisse KHARROUBI (2024), « Resilience in emerging markets: what makes it, what could shake it? », BRI, BIS Bulletin, n° 88.

HUERTAS, Gonzalo (2022), « Why follow the Fed? Monetary policy in times of U.S. tightening », FMI, working paper, n° 22/243. 

REES, Daniel M. (2023), « Commodity prices and the US dollar », BRI, working paper, n° 1083.