vendredi 24 septembre 2021

Keynes et les classiques : une proposition de réinterprétation

Très rapidement après sa publication, la pensée keynésienne n’a plus été discutée à partir de la lecture de la Théorie générale, mais de la reformulation mathématique de celle-ci par John Hicks (1937). Ce dernier, qui voulait déterminer en quoi la vision keynésienne se distinguait de la théorie « classique », a posé les jalons de ce qui finira par constituer le modèle IS-LM. Ce modèle est devenu une pierre angulaire du keynésianisme orthodoxe dans les décennies d’après-guerre, mais beaucoup d’économistes d’obédience néoclassique, notamment ceux regroupés dans l’école monétariste, l’adoptèrent également pour présenter leur point de vue et l’opposer à celui des keynésiens. Son usage a ainsi contribué à faire émerger la croyance qu’une synthèse néoclassique était à l’œuvre.

Le modèle IS-LM a été particulièrement utilisé pour présenter les effets respectifs des politiques conjoncturelles. Dans son cadre, une augmentation de l’offre monétaire, correspondant à un assouplissement de la politique monétaire, se traduit par un déplacement de la courbe LM sur la droite. Selon la vision keynésienne, il existerait un certain taux d’intérêt de long terme positif à partir duquel tout accroissement supplémentaire de l’offre de monnaie n’a pas d’effet sur l’activité économique (cf. graphique 1). C’est en l’occurrence le cas parce qu’à partir de ce taux la courbe LM devient plate. Autrement dit, en-deçà d’un certain niveau de taux d’intérêt, la politique monétaire devient inefficace pour stimuler l’activité, si bien que la gestion de la demande doit alors nécessairement incomber à la politique budgétaire. C’est la situation de la « trappe à liquidité ».

Graphique 1. Le « cas keynésien »

Selon le point de vue « classique », la courbe LM reste pentue pour tout niveau de taux d’intérêt qui soit positif, si bien que la politique monétaire est toujours efficace (cf. graphique 2). Ce point de vue est précisément celui qu’ont ultérieurement défendu les monétaristes. Pour leur chef de file, Milton Friedman (1970), la question de l’élasticité de la demande de monnaie est précisément ce qui marque la différence entre le monétarisme et le keynésianisme orthodoxe.

Graphique 2. Le « cas classique »

La controverse entre les keynésiens et les monétaristes s’est déplacée sur le terrain empirique. En effet, le cas keynésien amène à prédire qu’à partir d'un certain niveau de l’offre de monnaie, tout accroissement de cette dernière n’a pas d’effet sur les taux d’intérêt de long terme, même si ces derniers sont encore positifs. Selon les « classiques », il n’y a pas un tel seuil tant que les taux d’intérêt, aussi bien de court terme que de long terme, sont supérieurs à zéro ; par contre, dans l’hypothétique situation où les taux d’intérêt sont nuls, la monnaie devient l’actif dominant.

Plusieurs articles publiés dans la revue Econometrica ont essayé de la trancher la controverse entre keynésiens et monétaristes. C’est le cas de Bronfenbrenner et Mayer (1960), d’Eisner (1963), de Pifer (1969), d’Eisner (1971) et de White (1972), qui ont proposé des procédures économiques pour tester l’existence d’une trappe à liquidité en utilisant des données relatives à l’économie américaine sur la période s’étalant entre 1900 et 1958. Elles ont plutôt eu tendance à conclure qu’il n’y avait pas de preuve statistique de l’existence d’une trappe à liquidité : les données semblaient donner raison aux monétaristes. 

Graphique 3

Gauti Eggertsson et Cosimo Petracchi (2021) se sont penchés sur la controverse entre les keynésiens orthodoxes et les « classiques » dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Tout d’abord, ils ont répliqué les tests empiriques réalisés il y a un demi-siècle avec les données disponibles à l’époque (cf. graphique 3). Mais en intégrant les données plus récentes, ils notent que celles-ci amènent à favoriser les keynésiens : la prise en compte de la Grande Inflation des années 1970 et de la Grande Récession de 2008 suggère qu’une situation de trappe à liquidité, telle que la définissaient les keynésiens orthodoxes et les monétaristes, existe (cf. graphique 4). La procédure d’estimation utilisée par White suggère en l’occurrence un plancher sur les taux d’intérêt sur les obligations d’entreprises de long terme à environ 2,23 % et le plancher sur les taux d’intérêt sur les obligations publiques à long terme à 1,72 %.

Graphique 4

Ensuite, en utilisant un modèle DSGE, Eggertsson et Petracchi distinguent entre un régime keynésien et un régime monétariste : dans un régime keynésien, toute hausse de l’offre de monnaie est anticipée comme étant temporaire ; dans le régime monétariste, toute hausse de l’offre de monnaie est anticipée comme étant permanente. Or, il apparaît que la relation entre l’offre de monnaie et les taux d’intérêt de long terme dépend de la nature du régime : quand c’est le régime keynésien qui est en vigueur, toute hausse de l’offre de monnaie n’a pas d’effet sur le taux d’intérêt de long terme une fois que le taux d’intérêt de court terme est à zéro ; dans le régime monétariste, toute hausse de l’offre de monnaie réduit toujours les taux de long terme, même lorsque le taux de court terme est à zéro, à condition que les taux d’intérêt de long terme soient positifs.

Par conséquent, Eggertsson et Petracchi concluent qu’aussi bien la position des keynésiens orthodoxes que celle des monétaristes peut être soutenue par les données : les keynésiens ont raison de dire qu’il n’est pas pertinent d’accroître l’offre de monnaie dans la période courante si les taux de court terme sont nuls, si l’on suppose que la banque centrale ne peut s’engager à de futures expansions monétaires en augmentant l’offre de monnaie dans la période courante. De leur côté, les monétaristes ont raison de dire que les taux d’intérêt peuvent toujours être réduits, si l’on suppose que la banque centrale peut envoyer un signal d’une politique monétaire future plus accommodante en augmentant l’offre de monnaie dans la période courante. Ainsi, les tests empiriques souffrent de la critique de Lucas (1976), dans la mesure où la conclusion dépend fondamentalement du régime de politique économique.


Références

BRONFENBRENNER, Martin, & Thomas MAYER (1960), « Liquidity functions in the American economy », Econometrica, vol. 28, n° 4. 

EGGERTSSON, Gauti B., & Cosimo PETRACCHI (2021), « Mr. Keynes and the “Classics”; A suggested reinterpretation », NBER, working paper, n° 29158. 

EISNER, Robert (1963), « Another look at liquidity preference », Econometrica, vol. 31, n° 3. 

EISNER, Robert (1971), « Non-linear estimates of the liquidity trap », Econometrica, vol. 39, n° 5. 

FRIEDMAN, M. (1970), « A theoretical framework for monetary analysis », Journal of Political Economy, vol. 78, n° 2. 

LUCAS, Robert E. (1976), « Econometric policy evaluation: A critique », Carnegie-Rochester Conference Series on Public Policy, vol. 1, n° 1.

PIFER, Howard W. (1969), « A nonlinear, maximum likelihood estimate of the liquidity trap », Econometrica, vol. 37, n° 2.

SARGENT, Thomas J. (1982), « The ends of four big inflations », in R. E. Hall (dir.), Inflation: Causes and Effects, University of Chicago Press. 

WHITE, K. J. (1972), « Estimation of the liquidity trap with a generalized functional form », Econometrica, vol. 40, n° 1.