Ben Bernanke et Olivier Blanchard (2023) avaient proposé un modèle assez simple pour interpréter la dynamique de l’inflation dans le sillage de la pandémie de Covid-19 et notamment observer les effets de chocs de natures différentes. En l’occurrence, ils l’avaient appliqué à l’économie américaine. Leur modèle a ensuite été utilisé par d’autres chercheurs, notamment au sein des banques centrales, à savoir la Réserve fédérale, la Banque d’Angleterre, la BCE, la Banque du Japon, la Banque du Canada, la Banque de France (sous la houlette de Pierre Aldama, Claire Le Gall et Hervé Le Bihan), la Bundesbank, la Banque nationale de Belgique, la banque néerlandaise, la Banque d’Espagne et la Banque d’Italie. Dans une nouvelle analyse publiée par le CEPR, Bernanke et Blanchard (2024) ont synthétisé les premiers résultats que rapporte l’application de leur modèle par ces onze banques centrales.
Ils confirment que la hausse de l’inflation observée après la pandémie a été principalement déclenchée, d’une part, par de fortes hausses des prix relatifs de l’énergie et des produits alimentaires et, d’autre part, par des hausses de prix dues à des pénuries, dues à la combinaison d’une forte demande mondiale dans un contexte de chocs d’offre négatifs, notamment des perturbations des chaînes de valeur internationales. L’ampleur des chocs a bien sûr été différente d’un pays à l’autre : du premier trimestre 2020 jusqu’à l’instant de leur pic, les prix de l’énergie, plus ou moins contenus par les subventions publiques, ont augmenté de 18 % au Japon, mais de 65,7 % en Italie ; les prix alimentaires ont augmenté de 6,4 % aux Etats-Unis, mais de 14,7 % dans la zone euro.
Mais malgré leur ampleur, les effets de ces chocs ont été d’une courte durée. En effet, la hausse du prix de l’énergie a certes entraîné une hausse du prix des biens pour lesquels elle constitue un intrant de production, mais cette transmission est restée limitée. Ensuite, la croissance des salaires nominaux s’est certes accélérée pour compenser les pertes de salaires réelles, mais ce rattrapage a été incomplet (cf. graphique). Enfin, la hausse de l’inflation n’a pas entraîné un désancrage des anticipations d’inflation à long terme.
Beaucoup ont craint qu’une boucle prix-salaires similaire à celle à l’œuvre dans les années 1970 se mette en branle: les salariés réclameraient des hausses de salaires nominaux pour compenser leurs pertes de salaires réels, mais ces hausses de salaires nominaux gonfleraient en retour les coûts de production des entreprises, les amenant à relever de nouveau le prix des biens et services, ce qui alimenterait de nouveau l’inflation. Dans de nombreux pays, en particulier aux Etats-Unis, les tensions sur le marché du travail ont été fortes, comme le suggère notamment le ratio emplois vacants sur taux de chômage. Pour autant, dans quasiment tous les pays, ces tensions sur le marché du travail ont peu alimenté la croissance des salaires : la courbe de Phillips salariale de court terme est restée peu pentue. En définitive, il n’y a guère eu de boucle prix-salaires. Des changements institutionnels comme la désindexation des salaires sur les prix contribuent à ce que le risque qu’elle s’active soit beaucoup moins élevé aujourd’hui que dans les années 1970.
Les chocs à l’origine de la poussée inflationniste ont disparu, voire se sont inversés, et l’inflation a entamé son reflux, mais l’inflation reste toujours supérieure à la cible des banques centrales et elle dépend essentiellement de la croissance des salaires. Ainsi, si la hausse des salaires a moins contribué que les autres chocs à la récente poussée inflationniste, elle s’est révélée davantage persistante. Le fait que la courbe de Phillips soit restée relativement plate avait auparavant limité la hausse des salaires ; mais à présent, pour Bernanke et Blanchard, la platitude de la courbe de Phillips implique que le retour de l’inflation à sa cible puisse requérir une certaine hausse du chômage pour contenir la croissance des salaires.
Bernanke et Blanchard concluent en indiquant les implications de l’application de leur modèle pour la conduite de la politique monétaire. Si les tensions sur le marché du travail ne s’étaient pas intensifiées, les banques centrales auraient pu ne pas réagir aux chocs inflationnistes, dans la mesure où ceux-ci se sont dissipés rapidement. Mais les tensions sur le marché du travail ont rendu nécessaire le resserrement des politiques monétaires et leur persistance implique que ces dernières doivent encore rester restrictives.
Références