dimanche 2 octobre 2022

Démocratie et revenu : une relation en forme de U ?

La question de la relation entre structuration du pouvoir politique et développement économique a suscité très tôt des réflexions de la part des économistes. Dans un article très influent, Seymour Lipset (1959) a développé la « théorie de la modernisation » : d’après lui, le développement économique favoriserait l’apparition et le renforcement de la démocratie.

Après une longue période où il a été délaissé par les économistes, le lien entre développement économique et développement politique a suscité de nombreux travaux, notamment empiriques, à partir des années 1990. Plusieurs analyses ne confirment pas la théorie de la modernisation, à savoir l’idée que le développement économique favorise l’avènement de la démocratie (Acemoglu et Robinson, 2008 ; Acemoglu et alii, 2009). Par contre, il est admis que les régimes démocratiques réalisent de meilleures performances économiques que les régimes non démocratiques (Acemoglu et alii, 2019). Autrement dit, il existerait bien un lien puissant et univoque entre démocratie et revenu par tête, mais pas celui que Lipset avait en tête : si la démocratie favorise le développement économique, ce dernier ne favorise guère la première.

Nauro Campos, Fabrizio Coricelli et Marco Frigerio (2022) regrettent que les travaux existants se soient souvent contentés de comparer les performances économiques de pays rattachés soit à la catégorie des démocraties, soit à celle des autocraties, mais sans distinguer de nuances entre ces deux extrêmes. Ce faisant, cette littérature a négligé l’existence de régimes « hybrides », que certains ont pu qualifier de démocraties « partielles », « déficientes » ou « illibérales ».

Campos et ses coauteurs se sont alors également penchés sur la relation entre revenu et démocratie en étudiant les données relatives à 162 pays pour la période allant de 1960 à 2018, mais en prenant soin de distinguer trois formes de régimes politiques : les « démocraties », les « autocraties » et les régimes qui leur sont « intermédiaires ». Ils se sont appuyés sur les indices VDem et Polity IV pour mesurer le « degré » de démocratie des pays.

Ils concluent que la relation causale entre la forme du régime politique et le développement économique est en forme de U : les régimes politiques « intermédiaires » présentent des performances économiques significativement inférieures à celles que réalisent les démocraties et les autocraties (cf. graphique). En l’occurrence, à long terme, c’est-à-dire à l’horizon de 25 ans, les régimes « intermédiaires » présentent en moyenne une perte de PIB par tête de 20 % relativement aux démocraties et aux autocraties. 

Afin de mettre à l’épreuve la robustesse de leurs résultats, Campos et ses coauteurs ont pris soin d’utiliser plusieurs mesures alternatives du degré de démocratie et du degré de développement économique. L'un des problèmes qui se posent est la possibilité que les autocraties soient les plus enclines à manipuler leur comptabilité nationale et à surestimer leur croissance économique, ce qui biaise toute comparaison avec les autres régimes. Campos et alii ont utilisé les observations satellites de la luminosité au sol la nuit à la place du PIB par tête comme indicateur du degré de développement économique ; cette substitution ne remet pas en cause la relation en U qu’ils ont mise à jour.

Campos et ses coauteurs ont également cherché à identifier d’éventuels canaux susceptibles d’expliquer cette relation non monotone entre démocratie et revenu.  Leur analyse suggère que les moins bonnes performances économiques des régimes intermédiaires relativement aux démocraties et aux autocraties s’expliqueraient en partie par leur plus forte propension à connaître de l’instabilité politique et des désordres sociaux.


Références

ACEMOGLU, Daron, Simon JOHNSON, James A. ROBINSON & Pierre YARED (2009), « Reevaluating the modernization hypothesis », Journal of Monetary Economics, vol. 56. 

ACEMOGLU, Daron, Suresh NAIDU, Pascual RESTREPO & James A. ROBINSON (2019), « Democracy does cause growth », Journal of Political Economy, vol. 127, n° 1. 

ACEMOGLU, Daron, & James A. ROBINSON (2008), « Persistence of power, elites, and institutions », American Economic Review, vol. 98, n° 1. 

CAMPOS, Nauro, Fabrizio CORICELLI & Marco FRIGERIO (2022), « The political U: New evidence on democracy and income », IZA, discussion paper, n° 15598. 

LIPSET, Seymour Martin (1959), « Some social requisites of democracy », American Political Science Review, vol. 53, n° 1.