vendredi 29 mars 2024

La « Grande Compression » des inégalités salariales aux Etats-Unis

Comme l’ont notamment montré Claudia Goldin et Robert Margo (1992), les inégalités salariales ont fortement diminué aux Etats-Unis au cours des années entourant la Seconde Guerre mondiale. Si le constat d’une « Grande Compression » (Great Compression) des inégalités salariales semble vérifié, plusieurs questions.

La première est de savoir si celle-ci est due avant tout à la hausse des bas salaires ou au ralentissement des hauts salaires. Pour Goldin et Margo, les deux phénomènes ont été à l’oeuvre. En l’occurrence, ils résulteraient de la hausse de la demande de travail non qualifié et de la baisse de la prime de qualification, c’est-à-dire du différentiel entre salaires des qualifiés et salaires des non qualifiés, elle-même due à la hausse de l’offre de travail qualifiée associée à la massification scolaire. D’autres économistes relient plus directement la baisse des inégalités salariales à des facteurs institutionnels. Par exemple, Thomas Piketty et Emmanuel Saez (2003) la relient au contrôle des rémunérations des cadres dirigeants au travers du National War Labor Board, tandis que Carola Frydman et Raven Molloy (2012) la relient à la syndicalisation. 

Le deuxième débat porte sur le calendrier exact de la Grande Compression. Certains estiment qu’elle résulte de forces de long terme déjà à l’œuvre durant l’entre-deux-guerres ; c’est le cas de Claudia Goldin et Lawrence Katz (2010) et de David Autor et al. (2020) qui estiment que les inégalités salariales baissaient déjà entre 1900 et 1920.

En s’appuyant sur les registres fiscaux, les recensements et d’autres sources de données administratives, Miguel Artola et Victor Manuel Gómez-Blanco (2024) ont fourni de nouvelles estimations des inégalités salariales aux Etats-Unis de 1918 à 1949. Ces données suggèrent que les inégalités salariales étaient élevées dans les années 1920 et 1930, mais pas que celles-ci aient baissé au cours de ces deux décennies (cf. graphique). Elles n’ont vraiment baissé que durant la Seconde Guerre mondiale, sous l’effet de la stagnation relative des salaires pour les 1 % des salariés les mieux rémunérés et de la forte hausse des rémunérations pour les salariés les moins rémunérés.

Artola et Gómez-Blanco notent que l’apparente sous-performance des plus hauts salaires s’explique avant tout par un effet de composition lié à une hausse de la fiscalité des entreprises amorcée en 1938. Celle-ci a modifié les préférences des entreprises en matière de statut légal et poussé celles-ci à former des partenariats. De nombreux travailleurs ont alors abandonné le statut de salariés pour celui de travailleurs indépendants, ce qui a amplifié la compression de la distribution des salaires. Une fois prise en compte cette transition vers l’emploi indépendant, il apparaît que les 1 % des salariés les mieux rémunérés ont connu une hausse significative de leurs rémunérations. La baisse des inégalités durant les années 1940 aurait ainsi été surestimée, en l’occurrence de 30 %.


Références

ARTOLA, Miguel, & Victor Manuel GÓMEZ-BLANCO (2024), « Top earners and the Great Compression: New estimates based on tax records », World Inequality Lab, working paper, n° 2024/11. 

AUTOR, David, Claudia GOLDIN & Lawrence F. KATZ (2020), « Extending the race between education and technology », AEA Papers and Proceedings

FRYDMAN, Carola, & Raven MOLLOY (2012), « Pay cuts for the boss: Executive compensation in the 1940s », in The Journal of Economic History, vol. 72, n° 1. 

GOLDIN, Claudia, & Lawrence F. KATZ (2010), The Race between Education and Technology, The Belknap Press of Harvard University Press.

GOLDIN, Claudia, & Robert A. MARGO (1992), « The Great Compression: The wage structure in the United States at mid-century », The Quarterly Journal of Economics, vol. 107, n° 1. 

PIKETTY, Thomas, & Emmanuel SAEZ (2003), « Income inequality in the United States, 1913–1998 », The Quarterly Journal of Economics, vol. 118, n° 1.