Ces dernières décennies, notamment dans le sillage de la révolution informatique, les travailleurs peu qualifiés ont été davantage exposés à l’automatisation que les travailleurs très qualifiés : les machines, notamment les robots industriels, ont été capables de réaliser un éventail croissant de tâches manuelles routinières, typiquement celles réalisées par les moins qualifiés. Au contraire, le déploiement des nouvelles technologies a pu accroître la demande de travailleurs qualifiés, donc leur permettre de bénéficier plus facilement d'une revalorisation salariale. Par conséquent, ces technologies ont pu avoir tendance à augmenter la prime de qualification (skill premium), c’est-à-dire le différentiel de salaires entre travailleurs très qualifiés et peu qualifiés, et à creuser les inégalités salariales (Acemoglu, 1998 ; Acemoglu et Restrepo, 2018). Avec la mondialisation, le progrès technique a ainsi pu contribuer à déstabiliser la classe moyenne, notamment aux Etats-Unis.
L’intelligence artificielle constitue une singulière technologie d’automatisation. Elle a connu d’importantes avancées ces dernières années : les IA sont notamment de plus en plus utilisées pour traiter les dossiers juridiques, diagnostiquer des maladies, trouver de nouveaux médicaments et même simplement proposer de nouvelles idées en matière de marketing et de recherche-développement. Or, il s’agit essentiellement de tâches réalisées par les travailleurs les plus qualifiés. Par conséquent, l'IA est susceptible d’exposer davantage ces derniers à l’automatisation. Autrement dit, elle est susceptible de réduire les salaires des plus qualifiés, et ainsi la prime de qualification et les inégalités salariales. Elle pourrait également bénéficier aux travailleurs les moins qualifiés : avec l’aide de l’IA, ils pourraient désormais réaliser des tâches qui étaient jusqu’alors réservées aux plus qualifiés ou, plus simplement, gagner en productivité (Brynjolfsson et al., 2023). David Autor (2024) en a conclu que l’IA était susceptible de reconstituer la classe moyenne américaine.
David Bloom, Klaus Prettner, Jamel Saadaoui et Mario Veruete (2024) se sont demandé comment l’intelligence artificielle est susceptible d’affecter la prime de qualification. Dans leur modélisation, ils ont distingué trois types de capitaux : le capital physique traditionnel (comme les chaînes de montage), les robots industriels et l’IA. Ils ont développé une fonction de production à élasticité de substitution constante dans laquelle les robots industriels se substituent avant tout aux travailleurs peu qualifiés et où l’IA se substitue avant tout aux travailleurs très qualifiés. Ils montrent que l’IA est susceptible de réduire la prime de qualification tant qu’elle est plus substituable avec les travailleurs très qualifiés que les travailleurs peu qualifiés ne le sont avec les travailleurs très qualifiés.
Références
AUTOR, David (2024), « Applying AI to rebuild middle class jobs », NBER, working paper, n° 32140.