Après plus de deux décennies où elle s’est maintenue à un faible rythme, la croissance de la productivité avait connu une brève accélération à partir du milieu des années 1990 aux Etats-Unis : de 1996 à 2004, celle-ci a augmenté de 3,3 % par an en moyenne. Puis sa croissance a fortement ralenti au milieu des années 2000, avant même qu’éclate la crise financière mondiale. En l’occurrence, la décennie 2010-2019 a été marquée par la plus faible croissance de la productivité qui ait été enregistrée aux Etats-Unis : au cours de la période, la productivité n’a augmenté en moyenne que de 1,1 % par an. Mais celle-ci a rebondi dans le sillage de la pandémie : elle a augmenté au rythme moyen de 4,1 % sur l’ensemble de l’année 2020, avant de fortement ralentir au rythme de 0,6 % lors des cinq trimestres suivants.
Les « chocs de productivité », c’est-à-dire les variations autonomes de la productivité, jouent un rôle dans la macroéconomie moderne. Or, selon Robert Gordon et Hassan Sayed (2022), ce ne sont pas eux qui génèrent l’essentiel des changements observés dans la croissance de la productivité. En fait, ces derniers résulteraient de la réponse de la durée du travail aux variations de la production, elles-mêmes impulsées par les composantes de la demande globale. La variation de la productivité ne constituerait en définitive qu’un résidu : elle est en l’occurrence égale à la variation de la production moins la variation du nombre d’heures travaillées.
Une telle interprétation éclaire sous un autre jour le comportement de la productivité lors des derniers cycles d’affaires aux Etats-Unis. Selon Gordon et Sayed, lors de la Grande Récession de 2008-2009, les entreprises ont surréagi à la contraction de l’activité : le nombre d’heures travaillées s’est ajusté à la variation de la production en déclinant davantage qu’il ne l’aurait fait selon l’élasticité observée par le passé. La durée du travail diminuant davantage que la productivité, la productivité a mécaniquement augmenté. En conséquence, la productivité s’est comportée de façon contracyclique lors de cette récession : elle a augmenté de 6,4 % lors des quatre trimestres de l’année 2009, alors qu’en l’absence des « licenciements excessifs », elle aurait diminué.
Mais en outre, ce comportement exceptionnel de la durée du travail lors de la récession contribue selon Gordon et Sayed à expliquer la faiblesse de la croissance de la productivité observée entre 2010 et 2016 : dans la mesure où la durée du travail avait excessivement diminué lors de la Grande Récession, elle a augmenté davantage lors de la reprise qu’elle n’avait tendance à le faire en temps normal. Sans ces « réembauches » atypiques, la croissance de la productivité aurait été deux fois plus forte.
Lorsque Gordon et Sayed appliquent leurs coefficients de régression estimés pour la période 2007-2019 à la période pandémique, ils constatent que leurs coefficients permettent de prédire la forte accélération de la productivité observée en 2020, puis sa forte décélération lors des cinq trimestres suivants. Comme lors de la Grande Récession, les entreprises ont surréagi à la contraction de l’activité en procédant à des « licenciements excessifs », qu’elles ont dû ensuite compenser une fois la reprise amorcée, ce qui a tout d’abord stimulé la productivité, avant de la déprimer.
Pour mieux expliquer le comportement de la productivité de 2020 à 2022, Gordon et Sayed se sont appuyés sur des données trimestrielles de la productivité pour 17 secteurs. Les évolutions de la productivité ayant été très hétérogènes d’un secteur à l’autre, ils ont alors réparti ces 17 secteurs observés en 3 secteurs plus agrégés : le secteur des biens, le secteur des services impliquant des relations physiques interpersonnelles et le secteur des services pouvant être réalisés par télétravail. Ils constatent alors que la croissance positive de la productivité qui a été observée dans le sillage de la pandémie peut entièrement s’expliquer par l’essor des services pouvant être réalisés par télétravail.
Concernant l’évolution future de la productivité, Gordon et Sayed ne sont guère optimistes. A court terme, le phénomène de réembauche devrait se poursuive ces prochains trimestres, ce qui pèsera sur la productivité. A plus long terme, cette dernière devrait croître au rythme moyen de 1,4 %, comme elle l’avait fait entre 2005 et 2019, c’est-à-dire à un rythme assez similaire à celui observé entre 1973 et 1995 : la forte croissance de la productivité observée entre 1996 et 2004 restera bien une anomalie historique.
Références
GORDON, Robert J. (2016), The Rise and Fall of American Growth: The U.S. Standard of Living Since the Civil War, Princeton University Press.