Au cours des décennies qui ont précédé la pandémie, les taux d’intérêt nominaux ont atteint des niveaux historiquement faibles à travers le monde. Les banques centrales de cinq économies, en l’occurrence du Danemark, du Japon, de la Suisse, de la Suède et de la zone euro, ont même adopté des taux d’intérêt négatifs. Depuis la pandémie, ces banques centrales, comme les autres, ont commencé à resserrer leur politique monétaire pour combattre l’emballement de l’inflation, mais leurs taux d’intérêt restent encore à un niveau relativement faible.
Asger Munch Grønlund, Signe Krogstrup et Morten Spange (2022) ont cherché à déterminer ce qui singularise les économies à taux négatifs par rapport aux autres économies. Ils relèvent qu’elles ont tendance à présenter taux d’épargne plus élevés que leur taux d’investissement. En l’occurrence, leur niveau d’investissement dans le capital physique n’est guère différent de celui observé dans les autres économies ; par contre, elles présentent des niveaux d’épargne privée et même souvent d’épargne publique plus élevés.
Or, en théorie, dans une économie fermée aux capitaux extérieurs, l’épargne doit être égale avec l’investissement, si bien qu’une forte tendance à générer de l’épargne (désirée) se traduit par une baisse du taux d’intérêt réel d’équilibre (r*). A l’inverse, dans une économie pleinement ouverte aux capitaux extérieurs, le niveau de l’épargne peut différer de celui de l’investissement, ce qui se traduit par un excédent du compte courant. Dans les situations intermédiaires, une économie qui aurait tendance à générer un excès d’épargne serait à la fois marquée par un taux d’intérêt d’équilibre plus faible que celui du reste du monde et par un compte courant en excédent. Or c’est précisément une tendance à générer un excédent courant que présentent les économies à taux négatifs.
Afin de déterminer les causes de l’excès d’épargne généré par les économies à taux négatifs, Grønlund et ses coauteurs ont passé en revue les suspects habituellement évoqués par la littérature pour expliquer la faiblesse du taux d’intérêt d’équilibre, notamment la démographie (Summers, 2014 ; Carvalho et alii, 2016). Il apparaît que les économies à taux négatifs ont été marquées ces dernières décennies par un vieillissement de leur population plus rapide et par une orientation de leur politique budgétaire plus restrictive en comparaison avec les autres économies.
La littérature a évoqué d’autres facteurs susceptibles d’expliquer une faiblesse du taux d’intérêt d’équilibre, notamment l’accroissement des inégalités de revenu (Summers, 2014 ; Mian et alii, 2021), le ralentissement de la croissance de la productivité (Eggertsson et alii, 2019) et la hausse du pouvoir de marché des entreprises (De Loecker et Eeckhout, 2018 ; Eggertsson et alii, 2021). Grønlund et ses coauteurs ne rejettent pas l’idée qu’ils aient pu contribuer à la faiblesse du taux d’intérêt d’équilibre dans les pays à taux négatifs. Par contre, il n’est guère manifeste que ces facteurs aient joué un rôle plus prononcé dans ces économies que dans les autres.
Bien sûr, de nouvelles évolutions, comme la transition démographique ou le réarmement militaire, consécutif à l'invasion russe de l'Ukraine, peuvent faire pression à la hausse sur le taux d'intérêt d'équilibre, en stimulant l'investissement par exemple. Mais si la démographie joue effectivement un rôle crucial derrière le taux d'intérêt d'équilibre, il est fort probable qu'elle continue d'exercer une pression à la baisse sur celui-ci. L'ère des taux d'intérêt nominaux négatifs est peut-être révolue, mais il n'est pas certain que les économies sortent de leur régime de faible taux d'intérêt. Dans ce cas-là, la politique monétaire garderait une latitude limitée pour gérer les récessions et la politique budgétaire continuerait de jouer un rôle actif dans leur gestion.
Références
DE LOECKER, Jan, & Jan EECKHOUT (2018), « Global market power », NBER, working paper, n° 24768.