dimanche 9 octobre 2022

Les individus ne font-ils attention à l’inflation que lorsqu’elle est élevée ?

Selon la théorie de l’inattention rationnelle, inspirée du problème d'extraction du signal des modèles à la Robert Lucas, il serait optimal pour les individus de ne pas porter attention à l’inflation tant que celle-ci est faible, dans la mesure où il existerait des coûts de recherche d’information (Sims, 2003 ; Sims, 2010). Autrement dit, la population ne porterait guère attention à l’inflation lorsque celle-ci est faible, mais elle se focaliserait davantage sur celle-ci lorsqu’elle atteint des niveaux élevés.

Un tel mécanisme pourrait contribuer à expliquer la stabilité de l’inflation que l’on a pu observer les décennies qui ont précédé la pandémie de Covid-19 : le fait que les ménages et les entreprises ne prêtent pas attention à l’inflation tant qu’elle est faible contribuerait à maintenir cette dernière à ce faible niveau, tandis que l’économie pourrait basculer dans un régime accélérationniste dès lors que l’inflation dépasse un certain seuil.  

Des travaux empiriques vont dans le sens de cette théorie. En s’appuyant sur une enquête menée auprès des entreprises en Nouvelle-Zélande, Olivier Coibion et alii (2018) notaient que la plupart des entreprises ne donnaient guère d’importance à l’inflation pour leurs décisions et qu’elles ne portaient pas leur attention sur ses valeurs récentes, sauf lorsque les nouvelles évoquaient de fortes hausses de l’inflation. De leur côté, Anat Bracha et Jenny Tang (2022) ont utilisé la part des participants à une enquête américaine sur la consommation qui n’étaient pas conscients des valeurs récentes de l’inflation comme indicateur d’inattention à l’égard de l’inflation. Elles concluaient en l'existence d'une plus grande inattention quand l’inflation est faible. Par exemple, elles notaient que le niveau d’inattention vis-à-vis de l’inflation dans la période postérieure à 2007, lorsque l’inflation s’élevait en moyenne à 1,9 %, doubla par rapport à la période antérieure à 1993, lorsque l’inflation s’élevait en moyenne à 4,1 %. Bracha et Tang ont également fait des constats similaires en étudiant des données tirées d’enquêtes menées en Europe.  

Dans une nouvelle étude, Oleg Korenok, David Munro et Jiayi Chen (2022) ont cherché si un seuil d’attention vis-à-vis de l’inflation existait en étudiant la fréquence des recherches sur Google comprenant le terme « inflation », la popularité de ce dernier sur Twitter et le comportement courant de l’inflation dans 37 pays. L’idée est que, s’il existait un seuil d’attention, les évocations du terme « inflation » devraient être peu fréquentes et peu corrélées avec l’inflation observée tant que celle-ci reste inférieure jusqu’à un certain niveau, mais qu’elles devraient par contre être plus fréquentes à des niveaux plus élevés d’inflation et en l’occurrence être corrélées avec ces derniers.

Korenok et ses coauteurs identifient la présence d’un seuil d’attention dans la majorité des pays étudiés et celui-ci est généralement compris entre 2 et 4 % d’inflation. Par exemple, dans le cas des Etats-Unis, le seuil à partir duquel la population tend à porter son attention sur l’inflation est estimé autour de 3,55 % (cf. graphique). Certains pays ont un seuil supérieur à 5 % d’inflation. D’autres ne semblent pas en avoir ; c’est notamment le cas de la Turquie, pour laquelle la population ne semble être inattentive à l’inflation pour aucun niveau de celle-ci.


Références

BRACHA, Anat, & Jenny TANG (2022), « Inflation levels and (in)attention », Federal Reserve Bank of Boston, working papers, n° 22-4. 

COIBION, Olivier, Yuriy GORODNICHENKO & Saten KUMAR (2018), « How do firms form their expectations? New survey evidence », American Economic Review, vol. 108, n° 9. 

KORENOK, Oleg, David MUNRO & Jiayi CHEN (2022), « Inflation and attention thresholds », GLO, discussion paper, n° 1175. 

SIMS, Christopher A. (2003), « Implications of rational inattention », Journal of Monetary Economics, vol. 50, n° 3. 

SIMS, Christopher A. (2010), « Rational inattention and monetary economics », in B. M. Friedman & M. Woodford (dir.), Handbook of Monetary Economics, vol. 3, Elsevier.