Suite à l’article séminal de Robert Solow (1956), la théorie de la croissance s’est fondée sur l’hypothèse d’une croissance exponentielle de la productivité globale des facteurs (PGF). Pourtant, d’un pays à l’autre et d’une période à l’autre, Thomas Philippon (2022) constate que la croissance de la PGF se révèle en fait linéaire : chaque année, la PGF augmente d’un certain pourcentage, non pas par rapport à sa valeur l’année précédente, mais par rapport à sa valeur initiale.
C’est effectivement une croissance linéaire que Philippon observe dans le cas des Etats-Unis. Après 1947, elle s’élèverait à environ 2,45 % d’après les données d’Antonin Bergeaud et alii (2016) et à environ 2,76 % d’après les données de John Fernald (2012) (cf. graphiques 1a et 1b). Autrement dit, chaque année, la PGF augmente de 2,5 %, mais par rapport à son niveau initial au sortir de la guerre. Après quarante ans, la PGF double, mais comme les incréments sont constants, le taux de croissance tendanciel n’est plus que la moitié de ce qu’il était. Après soixante ans, il n’est plus que d’un pourcent.
En observant les données d’Antonin Bergeaud et alii couvrant la période allant de 1890 à 2019 et 23 pays, Philippon conclut que, pour chacun de ces derniers, la dynamique de la PGF est mieux décrite par un modèle linéaire que par un modèle exponentiel. Il observe également une croissance linéaire de la PGF dans le cas de pays de l’OCDE qui ne sont pas inclus dans les bases de données de Bergeaud et alii, notamment la Corée du Sud. La trajectoire de la PGF en Thaïlande et en Taïwan, deux pays présentés comme des « miracles de croissance » en Asie, est également linéaire.
Les tests de ruptures structurelles dans le modèle exponentiel suggéraient plusieurs ruptures. Ce n’est plus le cas au prisme du modèle linéaire : ce dernier ne présente que quelques ruptures et celles-ci semblent facilement s’expliquer par le déploiement de technologies d’application générale. Par exemple, la trajectoire de la PGF aux Etats-Unis ne présente qu’une seule rupture au cours des 130 dernières années, à savoir autour de l’année 1930 : relativement à son niveau en 1890, la PGF a augmenté d’environ 1,7 % par an entre 1890 et 1933, puis de 5,7 % par an de 1933 à 2019 (cf. graphique 2). Pour Philippon, l’accélération dans les années 1930 pourrait s’expliquer par la diffusion à grande échelle des grandes découvertes de la Seconde Révolution industrielle, à savoir l’électricité, la lumière électrique et le moteur à explosion.
Dès lors que l'on écarte le modèle exponentiel pour le modèle linéaire, plusieurs énigmes posées par le premier ne se posent plus. Par exemple, le modèle exponentiel suggère que la croissance de la PGF a ralenti ces dernières décennies : la trajectoire de la PGF ne colle pas avec ses prévisions. Mais pour parler d’un ralentissement, il aurait fallu que le modèle exponentiel ait initialement été valide. Ce n’est pas le cas : la croissance de la PGF n’a jamais été exponentielle. En ce qui concerne l’avenir, le modèle linéaire n’amène pas à prédire une stagnation : il suggère que les niveaux de vie vont continuer à augmenter, mais avec des taux de croissance convergeant à zéro.
Les observations de Philippon ont d’importantes implications pour la théorie de la croissance, notamment pour les modèles de croissance endogène, comme ceux de Paul Romer (1986), de Robert Lucas (1988) et de Philippe Aghion et Peter Howitt (1992). Ces modèles supposaient une fonction de production de savoir présentant un taux de croissance constant. Les résultats de Philippon suggèrent que celle-ci présente plutôt des incréments constants, dont l’ampleur change seulement autour de la découverte de nouvelles technologies d’application générale. Contrairement à ce que certains ont pu suggérer, « les nouvelles idées s’ajoutent à notre stock de connaissances ; elles ne le multiplient pas ».
Références
PHILIPPON, Thomas (2022), « Additive growth », NBER, working paper, n° 29950.