La baisse du taux de chômage dans le sillage de la pandémie de Covid-19 a été la plus rapide qu’ait connue l’économie américaine depuis, au moins, la Seconde Guerre mondiale. Mais il apparaît également que le taux de démissions (« job quits rate »), c’est-à-dire le pourcentage de travailleurs quittant leur emploi soit pour occuper un autre emploi, soit pour en chercher un autre, soit pour quitter la vie active, ait également atteint un niveau exceptionnellement élevé, en l’occurrence le plus élevé depuis 2000, l’année à partir de laquelle cette donnée a commencé à être collectée au travers l’enquête Jobs Opening and Labor Turnover Survey (JOLTS).
Ce phénomène, qualifié de « Grande Démission » (Great Resignation), a été abondamment évoqué dans les médias. Certains y ont en effet vu une vague de démissions de travailleurs dont l’épreuve de la pandémie et notamment l’expérience du télétravail auraient bouleversé les préférences en matière de perspectives de carrière ou d’équilibre entre vie professionnelle et vie privée.
Bart Hobijn (2022) remet en cause l’idée de « Grande Démission ». D’une part, il note que la hausse du taux de démissions tient aux jeunes travailleurs et aux travailleurs peu éduqués dans les secteurs et professions qui ont été les plus affectés par la pandémie. Ces secteurs, notamment ceux de la restauration, de l’hébergement et du commerce de détail, sont aussi ceux qui ont connu la plus forte croissance de l’emploi en 2021. Dans la mesure où, en outre, il ne semble pas y avoir eu une proportion significative de démissionnaires ayant changé de secteur ou de profession, il semblerait que le fort rebond de la demande de travail dans ces secteurs y ait en fait favorisé le reclassement des travailleurs.
Deuxièmement, Hobijn constate que la Grande Démission n’est guère singulière d’un point de vue historique. Les données relatives aux démissions n’ont été collectées au travers de l’enquête JOLTS qu’à partir de 2000, mais l’enquête Manufacturing Labor Turnover Survey (MLTS) offrait jusqu’en 1981 un recensement assez similaire des démissions dans le secteur manufacturier. Cet indicateur suggère qu’il y a eu plusieurs vagues de démissions de la même ampleur que celle observée aujourd’hui, notamment en 1948, en 1951, en 1953, en 1966, en 1969 et en 1973. Ces vagues passées coïncidaient, tout comme celle d’aujourd’hui, avec des reprises rapides de l’activité marquées par une forte croissance de l’emploi. Il n’est alors guère étonnant que les reprises consécutives aux récessions de 2001 et 2008 n’aient pas été accompagnées de taux de démissions élevés : elles ont été marquées par une reprise lente de l’emploi, si bien que l’on a pu d'ailleurs les qualifier de « reprises sans emploi » (jobless recoveries).
Après une vague de licenciements, comme celle que l’économie américaine a connu au début de la pandémie, les employeurs multiplient les propositions d’emplois lorsque l’activité rebondit et qu’il faut répondre à un surcroît de demande ; c’est précisément une forte hausse des propositions d’emploi qui a également été observée lors de la reprise post-pandémique. Ces postes vacants n’attirent pas seulement des chômeurs ; ils attirent également des travailleurs occupant déjà un emploi, désireux d’avoir un emploi de meilleure qualité que celui qu’ils occupaient jusqu’alors. Les travailleurs qui reçoivent une meilleure offre vont soit quitter leur ancien emploi, soit renégocier leur salaire avec leur actuel emploi. Ainsi, pour Hobijn, il serait plus juste de parler, non pas de « Grande Démission », mais de « Grande Renégociation ».
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